Cantique des Cantiques

traduit et commenté par
camille-paul cartucci, metz 1995

 Introduction

Poème 1

Poème 2

 Poème 3

Poème 4

 Poème 5

       

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i n t r o d u c t i o n

brésilienne

 

La Bible hébraïque, qui comprend vingt-quatre livres, se compose de trois parties: - le Livre de la LOI (ou "Torah") contenant cinq documents: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome; - les PROPHETES (ou "Nebiim"), comprenant huit documents: Josué, Juges, Samuel, Rois, Esaïe, Jérémie, Ezéchiel et les Douze petits prophètes; - et les ECRITS (ou "Ketoubim").

Les Ketoubim, appelés aussi Hagiographes (=les saintes Ecritures), comportent onze livres:

- trois livres poétiques : les Psaumes, les Proverbes et Job

- trois autres écrits : Daniel, Esdras-Néhémie, les Chroniques,

- les cinq Rouleaux (ou "Meguillot" ou Volumes) qui sont les cinq textes les plus brefs de l'ensemble des ECRITS et qui sont regroupés dans un ordre liturgique, celui de leur lecture tout au long de l'année dans la prière synagogale, à savoir: le Cantique des Cantiques, lu pour la Pâque; Ruth, lu à la fête des Semaines (ou Pentecôte); les Lamentations, lu le jour anniversaire de la destruction du Temple de Jérusalem; Qoheleth (ou l'Ecclésiaste), lu à la fête des Huttes (ou des Cabanes); et Esther, lu à la fête des Pourim ou des Sorts.

La tradition hébraïque, quant à elle, connaît neuf cantiques. Adam composa le premier au premier jour du Sabbat, quand son péché fut pardonné et que le Chabbat vint, le protégeant. Il ouvrit la bouche pour dire: "Un psaume. Un chant pour le jour du Chabbat" (Ps 92). Moïse entonna avec les enfants d'Israël le célèbre chant de victoire après le passage triomphal de la Mer Rouge, quand le Maître de l'Univers sépara les eaux de la mer....." Alors Moïse et les enfants d'Israël chantèrent.." (Ex 15,1). Le troisième fut chanté par les Enfants d'Israël quand un puits d'eau leur fut donné, comme il est dit:"Alors Israël chanta.." (Nb 21,17). Le quatrième chant,.Moïse le prononça avant de mourir..:"Prêtez l'oreille, ô cieux" (Dt 32,1). Josué, fils de Noun, célébra par des choeurs la victoire militaire, après qu'il eut arrêté le soleil dans sa course: ce fut le cinquième chant: "Alors Josué parla.." (Jos 10,12). Le sixième fut chanté par Barak et Déborah quand Dieu livra Sisara.entre leurs mains (Jg 5,1). Le septième fut chanté par Anne pour le fils que Dieu lui accorda (1 Sam 2,1). En remerciement des miracles et merveilles dont Dieu le combla, David psalmodia le huitième cantique (2 Sam 22,1). Son fils Salomon devait composer le neuvième, le Cantique des Cantiques ("Shîr Ha-Shîrim"). Aucun nouveau cantique n'a été composé après Salomon. Car le dixième cantique sera chanté par les enfants de l'Exil lorsqu'ils pourront fêter la fin de l'Exil comme il est écrit: "Ils reviendront à Sion avec un chant de triomphe, une joie perpétuelle couronnant leur tête" (Esaïe 61,11).

Neuvième et mystérieux chant, le "Cantique des Cantiques", poème par excellence, est attribué, dans son en-tête, à Salomon, le sage des sages. On ne peut toutefois déterminer si le roi, fils de David, est l'auteur-compositeur du Chant (cantique "de" Salomon) ou l'auteur à qui est dédicacé ce texte superbe (cantique "pour" Salomon...) (cf 1 R 5,12; Si 47,17). Son association avec Salomon donne symboliquement au poème la dimension plus large d'une noce entre un roi et l'épouse "noire mais belle" qui représente sa terre fertile et dont le corps est comparé à des éléments de cette terre. En tout cas, la tradition juive dit de ce grand Roi qu'il écrivit trois livres: le Cantique, car lorsqu'un homme est jeune, il chante des chansons; les Proverbes, car lorsqu'un homme devient adulte, il façonne des proverbes; et l'Ecclésiaste, car lorsqu'un homme devient vieux, il chante la vanité des choses. On ne sait pas non plus à quelle date exacte ce Poème fut composé. La langue hébraïque utilisée est celle de la période récente, les aramaïsmes y sont nombreux, des vocables dénotent l'influence perse ("nerd", "nard" 1,12; "pardes", parc-paradis, 4,13) ou grecque (3,9). La tonalité d'ensemble peut s'accorder avec l'ère de paix politique instaurée par les Perses au début du IVs. Elle peut également refléter la ferveur religieuse de la communauté juive lors du ministère et de l'activité réformatrice de Néhémie et d'Esdras, après le retour d'Exil. L'auteur a pu vivre en Palestine comme il a pu composer son oeuvre à Alexandrie dans le milieu juif raffiné et cultivé de ce temps-là. Fin lettré lui-même, il multiplie les assonnances, les allitérations, les interrogations rhétoriques (1,7; 3,6; 5,9; 6,1; 7,1) tout en jonglant avec des termes rares et fortement spécialisés.

Le Cantique est une collection de poèmes d'amour et de chants nuptiaux. Il s'inspire peut-être des chants de noces que les villageois de Syrie ou d'Egypte dansaient lors du mariage de leurs jeunes compatriotes et dont les rôles avaient quelque chose d'analogue au Seigneur et à la Dame de mai dans l'Angleterre rurale. A l'occasion de cette fête des épousailles, on considérait le jeune homme et la jeune fille comme les roi et reine d'un jour. On en célébrait les charmes physiques et la beauté, le bonheur et l'enchantement étonnés. En Israël, ces chants avaient aussi leur place dans les festivités nuptiales qui duraient sept jours (Gn 29,22-28: "Jacob termina la semaine de noces de Léa"; Jg 14,1O.15.17). Durant ces réjouissances, on entendait la "voix du fiancé et de la fiancée", de l'époux et l'épousée, pousser sa propre romance (Jr 7,34: "Dans les villes de Juda, je fais cesser le chant de l'époux et la jubilation de la mariée" (16,9;25,1O;33,11).

Amour, dis-nous ton nom

Les spirituels et les mystiques ont proposé trois manières de lire le sens réaliste ou symbolique de ce texte magnifique :

Le premier courant, dit "typologique", a tenté de lire le texte dans son sens littéral, mais en cherchant à voir, derrière le sens propre, son intention littéraire première: l'amour de Salomon et de l'une de ses épouses représente, de manière typique, l'union mystique de Dieu pour son peuple ou celui du Christ pour son Eglise (st Bernard; Bossuet). Seulement le christianisme, religion urbaine qui s'est diffusée de ville en ville, ne s'associe pas de façon aussi immédiate avec une terre ou un pays qu'Israël avec sa "terre promise".

Le second courant, dit "allégorique", a essayé de déceler, derrière les mots et les images, la description religieuse figurée d'une réalité historique collective: relations entre Dieu et Israël. Certains commentateurs juifs, puis Origène (185-254), dans la même ligne, firent du Cantique une sorte de jeu scénique (une "fabula") et un "épithalame", c'est-à-dire un chant nuptial célébrant les épousailles du Christ et de l'Eglise (cf Ep 5:22-32; Ap 19:9; 21:2.9). L'Antiquité et le Moyen-Age suivirent cette ligne, y voyant la narration figurée des relations entre le Christ et l'Humanité ou, au plan individuel, celle de l'union mystique entre l'âme et Dieu, du Saint-Esprit et de Marie, de Salomon et de la Sagesse (cf Sa 7:7-14; 8:2-16). On alla jusqu'à faire du Cantique l'oeuvre d'un lettré qui, tout en imitant la poésie amoureuse égyptienne, aurait volontairement évoqué le mariage de Salomon avec la fille du Pharaon (1R 3:1), mais en donnant à cette évocation un sens messianique: celui des amours du nouveau Salomon, le roi-messie attendu, avec la fille de Sion.

Enfin une troisième interprétation, dite "réaliste", ne voulut voir dans ce Chant qu'un simple recueil de poèmes d'amour, auquel on trouva de nombreux parallèles dans la littérature égyptienne. Cette lecture du texte met en valeur les jeux de mots, les énigmes, les allusions et les sous-entendus dont l'ouvrage est émaillé. Le Cantique en effet n'indique aucune intention allégorisante, contrairement aux prophètes qui, lorsqu'ils avaient recours à l'allégorie, le mentionnaient explicitement et en donnaient la clé (Ex 5:7; Ez 16:2; 17:12; 23:4; 31:2). Il n'est donc nul besoin d'appliquer une grille particulière de lecture au Cantique pour en décoder un sens du sens. Il faut en faire une lecture en prise directe, transparente et incandescente comme la passion qui le traverse. Le Cantique célèbre l'amour naturel, l'attrait et le désir sexuel réciproque entre un homme et une femme, et la joie qui découle de cette recherche. Si le mariage est une volonté de Dieu, son fondement, qui est l'amour physique, ne doit pas être gommé.

                    Une fresque littéraire somptueuse de la passion amoureuse

DIEU n'est pas nommé une seule fois dans le poème. Il semble être le grand absent de l'histoire, tout en étant à l'arrière-plan du thème qui traverse le texte: le syndrome "chercher-trouver". Salomon, cité quatre fois (plus deux dans l'épilogue), ne semble être qu'une fiction littéraire. Les filles de la Ville sont citées sept fois également. La Beauté, attestée 14 fois sur les 28 emplois relevés dans l'Ancien Testament (soit 50%), qualifie le décor ornemental du chant. Le Liban, paysage mythique et majestueux d'une terre sauvage et opulente, symbole bucolique de prospérité et d'environnement plantureux, est mentionné à sept reprises dans l'ensemble du poème. Le terme "Midbar", qui signifie "désert", est employé une seule fois dans toute la Bible au sens de "parole-discours" en Ct 4:3.

Mais le personnage central du livre, celui qui est comme le fil d'Ariane qui permet de suivre à la trace les méandres croisés des deux amoureux qui finissent par s'unir au détour d'une longue trajectoire affective, c'est l'AMOUR-PASSION. Ce terme, "AHABAH" ), se trouve 55 fois dans le texte massorétique de la Bible et 11 fois dans le Cantique (soit 20 %). Dans la Bible écrite en grec (LXX), le mot est traduit par "AGAPE", attesté 2O fois (dont 11 fois dans le Cantique).

Quel est le sens de ce terme central si important ? Dans le Deutéronome, le mot "ahabah" apparaît 7 fois, et 7 fois il est utilisé pour définir le type de relation et de sentiment qui doit exister entre le peuple et Dieu: une relation d'amour passionné et exclusif.

Dans le Cantique, il est l'évocation érotique gestuée, puissante et sublime, de l'amour-passion à l'état pur entre deux êtres humains au printemps de leur existence. De la requête initiale: "Embrasse-moi" (1:2) jusqu'à l'invitation finale: "Hâte-toi, mon amour" (8:14), c'est cet amour-passion, et lui seul, qui mène le jeu. Il suscite l'émerveillement réciproque de deux jeunes êtres en pleine vie qui se cherchaient sans se connaître et qui sont maintenant attirés l'un vers l'autre par leurs charmes physiques et par la puissance irrépressible de la beauté de la vie (4,7; 5,10.16). L'amant est fasciné par la voix incantatoire de sa bien-aimée, fille de délices, belle comme Tirça. Il est ensorcelé par son corps, charmé par son visage, envoûté par ses yeux, et il ne cesse de chanter ses louanges. D'autres femmes historiques avaient déjà été admirées pour leur beauté: Sara, Rebecca, Rachel, Bethsabée, Esther, Judith. L'amante à son tour décrit en termes suprêmes la beauté plastique et les attraits irrésistibles de celui que son coeur aime jusqu'à l'excès (1,7; 3,12.34). C'est à elle que revient l'invitation de l'amour, en contraste avec la structure patriarcale de la société israélite; et ses interlocutrices sont les filles de Jérusalem. C'est elle qui tient le rôle principal et qui parle tout le temps; le garçon apparaît plus rarement, parle moins; mais il est sans cesse évoqué, désiré, attendu.

L'auteur du Cantique n'analyse pas le contenu du terme d'amour-passion, mais il le décrit somptueux, fugace, tenace, ténu, ingénu, à partir du comportement des deux amoureux, modèles de rêve de tous les amoureux du monde, comme celui d'une quête inlassable, réactivée à chaque rencontre. Il ressemble à la marche d'approche jamais achevée de deux jeunes êtres, égaux, différents et complémentaires, faits l'un pour l'autre et l'un par l'autre (Pr 2,16-17; Ml 2,14). Ne pouvant se passer l'un de l'autre, ils vivent sans cesse dans l'attente de se retrouver pour ne plus se quitter, dans l'innocence d'une harmonie lointaine et proche en même temps. Ils recherchent, au bout de la route, un bonheur inaccessible dans une étreinte toujours inapaisée.

Les amants sont à ce point épris de leur beauté physique naturelle qu'ils se redisent sans se lasser leur appartenance exclusive: "Mon bien-aimé est à moi et moi je suis à lui" (2,16; 6,3;7,11a); "tous les fruits sont exquis; je les ai gardés pour toi" (7,14). La tension amoureuse se manifeste à tout instant: explosion d'amour admiratif (1,15s; 2,13,s; 4, 7.9s; 6,1O; 7,2.7); songes de la bien-aimée qui sommeille mais dont le cœur veille (5,2-8; 3,1-5); empressement à courir ensemble (1,4), étreintes amoureuses (2,6;8,3), promenades printanières dans la ville, les villages, les vignobles et la campagne (2,1O-13; 7,12-14). Désir dévorant de l'autre; tension (8,5b): "Sous le pommier (symbole du désir sexuel), je te réveille"; ils ne seront plus qu'un en deux. Les analogies animales et végétales se succèdent pour souligner la fraîcheur et la fragilité de cet amour (4:3).

Le Cantique est un livre de géographie et non d'histoire. Que l'amour-passion se déploie dans un décor rustique ou urbain, mi-réel mi-féerique, ou dans les hauts-lieux (Sion; Jérusalem; Galaad; Hermon, etc) ou les lieux-dits (Armanah; Senir; Bath Rabbim; Heshbôn, etc) de la terre d'Israël, c'est toujours lui que l'on retrouve à la croisée des rues des villes ou des sentiers des campagnes et des jardins, au moment où le printemps en fleurs, saison des sèves ascendantes et des amours impétueuses, invite toutes les énergies de la nature à s'unir, à s'enlacer et à se croiser pour faire naître, fragile et surprise, une vie nouvelle, inédite et imprévisible malgré sa longue gestation hivernale.

La Nature et la communion à la Nature servent de décor grandiose à cette naissance attendue. Dans les mythologies, la nature était le lieu du culte rendu à Dieu, à travers le culte rendu aux arbres (l'arbre, c'est la clarté de l'oeil, une fleur qui a réussi), aux pierres, aux sources. Dans le Cantique, la nature est également célébrée, mais après avoir été démystifiée comme habitat des dieux. En outre, au lieu d'être glorifiée pour elle-même et au lieu de la renvoyer à un Dieu créateur, on l'intègre et on la célèbre dans la relation homme-femme. La nature devient l'environnement et la chambre nuptiale des amoureux, les fleurs et feuilles en sont la couche. L'homme et la femme deviennent, dans le cadre naturel et par le biais de leur rencontre, les seuls habitants à demeure de la planète et les seuls acteurs d'une liturgie dont ils sont les célébrants privilégiés. L'homme vit sa relation amoureuse au centre de ce plus-grand-corps de l'homme qu'est la terre sortie naïve de l'explosion de l'univers.

Dans cette nature vierge, oasis verdoyante en pleine fleuraison, sortie tout droit des mains créatrices d'un Dieu qui n'est jamais nommé, tout chante la vie qui sourd de partout comme un torrent limpide qu'on ne peut ni remonter ni retenir. Toute la création semble accordée à cette symphonie fantastique du monde minéral, végétal et animal en pleine effervescence.

Tout serait encore à dire sur la symbolique de ce cadre paradisiaque, plantureux et printanier. L'espace ornemental d'Engaddi faisait rêver les poètes et les amoureux. L'espace parcouru par des vivants sans cesse en mouvement révèle la beauté du corps: la fiancée est jeune; elle est une jeune fille brune, aux cheveux noirs, aux yeux brûlés de passion et de désir, cachant une partie de son visage sous un voile transparent et son long corps sous une houppelande légère; elle est ainsi parée pour la danse (7:1); elle dresse la tête (7:7); elle ressemble au palmier (7:8). Le bien-aimé est jeune lui aussi; il court à travers les collines comme une gazelle (2:8-9). Les corps sont bien sexués: le garçon ne trouve rien de plus beau à contempler que le corps de sa fiancée qui est décrite des pieds à la tête (Ct 7:2-6); la fille compare son ami à ce qu'il y a de plus séduisant au monde et elle le décrit de la tête aux pieds (Ct 5:10-16). Le temps régulier des rythmes saisonniers de la nature donne un cadre de stabilité au temps saccadé, mouvementé et fébrile des allées et venues des amoureux. La palette des couleurs, signes de santé et de jeunesse, relève dans sa variété l'esthétique d'ensemble des traits: le visage de la fiancée a des joues pleines, rouges "comme deux moitiés de grenades" (4:3), ses yeux mobiles sont clairs comme des colombes (1,15; 4,1), ses lèvres rouges comme un ruban écarlate (4:3), ses dents sont blanches (4:2), son teint basané (1:5). Les senteurs multiples de nombreux parfums embaument cette atmosphère irréelle: le nard (1:12), la myrrhe (1:13), le safran (4:14), la cannelle (4:14), l'aloès (4,14), l'encens (3:6), le narcisse (2:1), l'anémone (2:1). Le texte fait mention de l'oasis d'Engaddi (1:13-14) qui était célèbre pour la fabrication de parfums obtenus à partir de plantes balsamiques. Ainsi la résine du baumier (5:13) cultivé à Engaddi, cette oasis insolite de vie au coeur du paysage sévère de la Mer Morte, était très recherchée pour la fabrication des remèdes et des parfums (cf Si 24,14). L'odeur du henné ou cypre (1,14), cette plante qui possède des fleurs blanc-jaune disposées en bouquet, d'où la comparaison avec des grappes, est très pénétrante et ses feuilles servaient à la préparation des cosmétiques. Quels mots trouver pour décrire mieux cette création luxuriante qui réunit dans une même splendeur et une même harmonie la scintillance des minéraux, l'efflorescence des végétaux, la motilité des animaux, l'exubérance générale de tout ce qui y vit. Elle sert de décor enchanteur et d'environnement ornemental à la profusion des sentiments amoureux qui trouvent ainsi dans ce monde de magnificence l'espace de fête et un décor exotique pour leur expression corporelle. Les relations amoureuses deviennent une fête, la fête de la célébration préparée, espérée et émerveillée de l'Amour, dans un univers en liesse, à l'issue d'un long itinéraire d'apprivoisement.

Les 117 versets (1251 mots, 5148 caractères) qui composent le Cantique des Cantiques chantent, inspirés, la plus haute forme de l'amour érotique que Dieu ait pu inventer pour le plaisir de l'homme et le bonheur des couples humains. Ensemble, passionnément, vous ne ferez qu'un. Cet Amour est implacable comme la Mort; ses fulgurations sont comme un coup de foudre de Dieu. Les eaux bondissantes des fleuves ne pourront le submerger (8: 6-7). Que désirer alors d'autre et de plus que d'aimer, d'avoir cette incroyable sécurité et ce risque imprévisible d'être aimé ?

Ce chant du bel amour, unique dans la littérature universelle, exalte cet aspect de la Promesse qu'est la joie de la vie sans cesse en renouvellement. Il recèle une métaphore vive de l'amour pur, qui n'a d'autre finalité que lui-même. Amour désacralisé, dépaganisé, désutilitarisé, qui a pour modèle l'amour divin; amour d'appartenance réciproque (Ct 2,16; 6,3) qui a sa fin en soi, hors de toute norme sociale ou d'appartenance institutionnelle. C'est aussi le seul texte de l'Ancien Testament qui parle de cet amour sans procréation (avec Gn 2:18: "Il n'est pas bon que l'homme soit seul; il lui faut donc un vis-à-vis à aimer"): amour créé pour faire aimer l'amour, et non d'abord pour assurer la fécondité de l'univers, amour célébré dans un univers où le minéral, le végétal, l'animal et l'homme vivent dans une parfaite symbiose, dans la communion à une nature sculpturale non encore sinistrée par le génie destructeur de prédateurs malfaisants, dans la communion à un Dieu implicitement présent partout. Il est, finalement, un Poème théologique, celui de la relation amoureuse, physique et spirituelle, des couples humains à la recherche d'un amour qui vient d'ailleurs et qui, sur terre, n'est exaucé jamais. Sauf en Désir. En Désir d'infini. En Désir infini.

Le plus beau chant du monde

Il était une fois une fille de la campagne, nubile et basanée, jalousée par les filles de la Ville, qu'aimait de tendre amour un pâtre divin des campagnes. Il était pour elle comme un roi prestigieux; elle était pour lui comme une reine choisie entre mille. Ils cherchaient à se rencontrer dans les chaumières, dans les futaies ou sous les tonnelles. Leur amour passionné réciproque leur a inspiré des mélopées indicibles. Il nous a donné des poèmes d'une vérité ineffable.

Prologue 1:2-4

Cantique des Cantiques. De Salomon.

(la fille)

  • Couvre-moi des baisers de ta bouche
    Tes caresses sont plus enivrantes que le vin,
    plus excitantes que la senteur de ton huile parfumée.
    Ton prénom est comme un parfum répandu,
    Toutes les filles sont folles de toi.
    Prends-moi par la main et entraîne-moi avec toi.
    Tu es mon roi, mon amour, courons chez toi.
    Soyons follement heureux, tous les deux.
    Enivrons-nous de tes caresses plus que de vin.
    Oui, elles ont raison les filles d'être folles de toi.
  • Commentaire

  • Les deux amoureux se sont rencontrés au dehors et c'est la fille qui, seule, parle et exprime son amour ou/et son admiration pour le gars. C'est de la fille que sont venues l'initiative de l'embrassade, celle de l'entrée dans la chambre d'intimité et celle de vivre l'acte d'amour au plus sublime.
  • Chapitre 1.

    v 2
    Couvre-moi des baisers de ta bouche
    Tes caresses sont plus enivrantes que le vin

    La jeune fille désire les baisers de son chéri, c'est-à-dire la manifestation sensible et physique de sa passion amoureuse. Il est possible que, depuis quelques temps, ils ne se soient rencontrés. De là ce cri passionné !

    Le baiser est une victoire sur l'appétit destructeur. La bouche y devient non plus l'organe qui dévore mais l'expression du respect ou de la soif de l'autre.

    Caresser, c'est célébrer le corps de l'autre. La caresse est moins conquête que quête poétique; elle est un geste de tendresse qui rime avec promesse. Entourer de ses bras, les ouvrir pour accueillir, les refermer pour assurer à l'autre une place contre soi est lourd de signification. C'est l'image de la relation non violente; tout en mimant la possession, l'étreinte dit la douceur de l'accueil réciproque.

    Le vin est le symbole de tous les plaisirs et de toutes les joies que peut donner le monde créé. Les caresses du chéri ont la douceur et l'énivrance du meilleur cru des chais. L'amour par sa suavité dépasse toutes les délices réelles ou imaginables.

    Le vin, associé à l'amour, c'est un sommet: il donne l'ivresse de l'amour.

    En Prov 9,5: c'est la Sagesse qui invite à boire du vin qu'elle a mêlé.

    v 3
    (tes caresses) sont plus excitantes que la senteur de ton huile parfumée.
    Ton prénom est comme un parfum répandu,
    Toutes les filles sont folles de toi.

    Le goût des parfums se répandit à Jérusalem particulièrement à l'époque de Salomon. La reine de Saba offrit au roi une telle quantité de baume qu'on n'en vit jamais autant (1 R 10:2.10). Ces parfums étaient gardés dans le trésor royal.

    Dans le Cantique, il est fait constamment mention de parfums et d'aromates, symboles des charmes et des qualités de la jeune fille (Ct 3,6; 4,10. 16; 5,1.13; 8,14), symboles aussi de l'amour et des attraits de l'un et l'autre des amoureux. Le nom du garçon, quand il est prononcé, est comparé à une huile précieuse qui répand son parfum*. La beauté odorante du jeune homme a un effet irrésistible sur les jeunes filles et sur leurs cœurs; elle polarise sur lui l'attention; son amour est le plus moelleux et le plus savoureux de tous les vins, son nom est le plus gracieux de tous les noms. Les filles, les amies de la fiancée et toutes les autres, sont séduites par les charmes conquérants du bel homme.

    Les anciens fabriquaient le nard, sorte d'huile aromatique, avec les racines, les feuilles et l'épi d'une plante de la famille des Valérianées, qui pousse en Inde, dans la région de l'Himalaya; ils le conservaient dans des vases d'albâtre (Pline, H.N. 13,2).

    *NB: noter le rapprochement entre "shelomoh", "shemen", "shem", entre la Paix et le Nom déjà rencontré en Ps 72, dans la ligne de 1 Chroniques 22,9.

    v 4
    Prends-moi par la main et entraîne-moi avec toi
    Tu es mon roi, mon amour, courons chez toi
    Soyons follement heureux, tous les deux
    Enivrons-nous de tes caresses plus que de vin
    Oui, elles ont raison les filles d'être folles de toi.

     


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