Cantique des Cantiques

traduit et commenté par
camille-paul cartucci, metz 1995


 Introduction

Poème 1

Poème 2

 Poème 3

Poème 4

 Poème 5

       

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P O E M E 4 Ct 5:2-6:3

(elle)

J'étais endormie, mais mon coeur restait en éveil,
J'entends un bruit: c'est (serait-ce) mon chéri qui frappe ?

(lui)

"Ouvre-moi, ma soeur, ma compagne, ma colombe, ma merveille,
Car ma tête est recouverte de rosée,
Mes cheveux bouclés sont imprégnés de gouttes d'eau de la nuit".
J'ai enlevé ma tunique, je ne vais pas la remettre,
J'ai lavé mes pieds, je ne vais pas les salir à nouveau !"

(elle)

Mon amour a passé sa main par l'interstice de la porte,
Mes entrailles en ont frémi.
Je me suis levée pour ouvrir à mon amour,
Mes mains dégouttaient de myrrhe,
mes doigts de myrrhe fluide sur les paumelles du loquet.
J'ai ouvert la porte à mon bien-aimé,
Mais mon amour, ayant tourné le dos, avait disparu.
Je me suis précipitée à sa suite.
Je l'ai cherché et ne l'ai point trouvé,
Je l'ai appelé et il ne m'a pas répondu.
Les gardiens qui font les rondes autour de la ville m'ont rencontrée, eux.
Ils m'ont frappée et meurtrie.
Ils m'ont dépouillée de mon manteau, les gardiens des remparts.

Je vous en conjure, filles de la Ville,
Si vous trouvez mon amour
Que lui annoncerez-vous
Sinon que je suis malade d'amour ?

(choeur)

Qu'a-t-il donc ton amour de plus qu'un autre,
Toi, la plus belle des femmes ?
Qu'a-t-il donc ton amour, de plus que les autres,
Pour que tu nous adjures ainsi ?

(elle)

Mon amour a le teint éblouissant et cuivré,
On le reconnaît entre dix mille,
Sa tête a les reflets dorés de l'or fin
Ses cheveux bouclés ondoient comme des fleurs de palmes
et sont noirs comme des geais.
Ses yeux ont le charme de ceux des colombes
sur les rives des rivières,
prenant leur bain dans du lait, se (re)posant sur des vasques pleines.
Ses joues sont comme un parterre d'aromates,
des terre-pleins embaumés,
Ses lèvres sont comme des lys, distillant de la myrrhe onctueuse.
Ses mains sont comme des bracelets d'or, sertis de chrysolite.
Son ventre est un bloc d'ivoire recouvert de saphirs.
Ses jarrets font penser à des colonnes d'albâtre
dressées sur des piédestals de vermeil .
Sa prestance évoque celle du Liban,
superbe comme celle des cèdres.
Sa bouche est un palais tout en douceur.
Tout en lui n'est que délices, tout son être n'est qu'envoûtement.
Tel est mon amour, tel est mon compagnon, filles de la Ville !

(choeur)

Où donc s'en est allé ton amour, toi la plus belle des femmes,
Où donc s'est dirigé ton amour que nous le cherchions avec toi ?

(elle)

Mon bien-aimé est descendu dans son jardin, sur les parterres aux plates-bandes embaumées,
Pour pâturer sur les pelouses, pour y cueillir des lys.
Moi, je suis à mon amour et lui, il est à moi, lui le pâtre aux lys.

POEME 4 Ct 5:2-6:3

introduction

Le Cantique est un ensemble de poèmes et chaque poème est un tout en soi. Ici commence un nouveau chant d'amour. Le poème III était un chant d'admiration l'expression à haute voix de la fille par le garçon. On peut comparer les poèmes II et IV qui sont tous deux des monologues de la fille: de part et d'autre, la scène se passe la nuit, la fiancée est seule chez elle, couchée, sans dormir (2:1) ou, si elle dort, le coeur en état de veille (v 2): le garçon vient de l'extérieur, et il approche; il regarpar la fenêtre (2:9) ou frappe à la porte (5:2). Il adresse à sa bien-aimée des appels à faire frémir ses entrailles (5:4). Il l'invite à sortir, à le rejoindre, à le suivre (2:13) ou bien il demande à entrer. Le temps pour la fille de se précipiter et de lui ouvrir, il n'est plus là, il est parti, il a disparu.

Au poème II, la recherche nocturne s'était terminée par une rapide rencontre. La fille y déclarait qu'elle rêvait en attendant que le garçon vienne au rendez-vous; elle s'était préparée à l'accueillir, mais elle fut dénoncée comme femme de mauvaise vie. Elle justifiait alors son comportement amoureux en déclarant son chéri supérieur à tous les jeunes gens.

Dans ce poème IV, la scène change; le poète insère un bref dialogue entre la fille et le choeur (5:8-9), suivie d'une description passionnée du garçon (5:10-16). Le tout s'achève comme toujours dans les délices de la possession réciproque.

Dans ce nouveau songe passionné de la fille (v 2-7), plus long que celui de Ct 3:1-5, la fille va décrire longuement son émotion. Le poète développe le thème de l'amoureux qui frappe à la porte de son amie; celle-ci s'éveille de son rêve merveilleux en entendant son amant qui arrive enfin pour le rendez-vous (apparition et appel du fiancé). Elle n'ouvre pas, il s'en va, elle lui court après - revivant ainsi la scène de son rêve. Mais, la réalité n'étant pas aussi agréable que la fiction, elle ne le retrouve pas (épreuve de la fille en quête de son chéri); les gardes la frappent, les autres filles se moquent d'elle. Elle chante alors les louanges de son chéri, affirmant qu'il est sûrement en train de venir vers elle (description de la scène amoureuse, mutuelle possession)...

Ce poème IV, le plus réussi de tout le Cantique, est une idée neuve; c'est le chef-d'oeuvre du chef-d'oeuvre.

v.5:2
Je suis endormie, mais mon coeur est en éveil
J'entends une voix: c'est mon chéri qui frappe:
"Ouvre-moi, ma soeur, ma compagne, ma colombe, ma merveille,
Car ma tête est couverte de rosée,
Mes cheveux bouclés sont imprégnés de gouttes d'eau de la nuit".

Même durant son sommeil, le coeur de la jeune fille veille, dans l'expectative. Soudain, le chéri arrive, et elle devine la présence de celui qui s'est fait si longtemps attendre, parce qu'elle entend du bruit; non pas encore le son de sa voix, mais le bruit de sa main heurtant la porte. C'est lui, à n'en pas douter. Elle seule le reconnaîtrait entre mille; elle ne s'y trompe pas. Mais à quoi le reconnaît-elle ? Au reste, voici qu'il parle. Il demande avec insistance qu'on lui ouvre et qu'on le laisse entrer. La nuit a été fraîche; sa tête est couverte de rosée. Cette rosée des nuits d'été est tellement abondante en Palestine que sur les hauteurs judéennes et sur les plateaux, à l'aurore, les objets extérieurs en sont mouillés et trempés, comme le fut la toison de Gédéon (Jg 6:38) et qu'elle peut former un filet d'eau au dégorgement des cheneaux. Les dormeurs qui couchent à la belle étoile s'enveloppent dans leur couverture, tête comprise, pour se protéger les yeux et le visage. L'époux qui se présente la chevelure toute trempée de rosée a donc passé assurément la nuit dehors. La fille n'aura pas le coeur de le laisser dans cet état. Et que dire de la douceur de ces appels insistants et de l'accumulation réitérée d'épithètes d'une tendresse sans nom ?

v 3
J'ai enlevé ma tunique, je ne vais pas la remettre,
J'ai lavé mes pieds, je ne vais pas les salir à nouveau.

première explication: la réponse du caprice ou : "c'est tellement vrai qu'elle n'y croit plus": la jeune fille fait une réponse surprenante: comment invoquer en effet des prétextes aussi futiles et aussi frivoles, alors que tout à l'heure, elle disait son coeur en éveil, même dans son sommeil ? Les sens de la jeune fille sont émus par l'amour du garçon à qui elle avait donné rendez-vous et qui arrive alors qu'elle est déjà couchée. Elle croit rêver. Elle n'ose croire que c'est son chéri. Elle se donne les raisons les plus insoutenables pour ne pas croire que c'est vrai; elle fait mine de ne pas se lever; coquetterie (?) pudeur (?) caprice émotionnel (?). Elle ne veut ni se rhabiller ni se rechausser...elle veut se faire prier. Mais cela ne correspond guère à son amour passionné et à ses déclarations enflammées habituelles. Pendant ce temps, le garçon, par un semblable jeu d'amour, se dérobe.

deuxième explication: peut-on admettre de telles explications, en contradiction avec toute la psychologie du Cantique ? Dans tout l'ouvrage, à aucun moment, la fille ne se refuse à son ami. Elle lui est toute donnée. Absent, elle le cherche; présent, elle le contemple; possédé, elle jouit intensément de lui. Si elle l'a tant cherché, absent, comment ne l'accueillerait-elle pas, maintenant qu'il frappe à la porte et qu'il demande d'entrer ? A peine a-t-elle entendu sa voix qu'elle dit aux vv 5-6: "Je me suis levée". Nulle hésitation de sa part; nul atermoiement.

Quand le garçon prend la fille au mot et qu'il s'en va, elle lui court après. Peut-être est-ce la question qu'elle "se" pose, sans oser "lui" répondre.

NB (autre interprétation encore): et si c'était le garçon qui parle ainsi ? Les prétextes de la fille sont tellement futiles qu'ils paraissent invraisemblables. Recevant le garçon dans sa chambre, elle n'avait pas à se rhabiller. N'ayant pas à sortir de l'appartement, elle n'avait pas à se salir de nouveau les pieds lavés, les orientaux marchant pieds nus sur les tapis, les nattes ou le sol battu de leur demeure.

En fait, ces termes du verset 3 sont la suite naturelle du discours du garçon au verset 2. Il insiste pour qu'on lui ouvre, ayant déjà pris les dispositions de l'intimité. Il s'est défait de sa tunique, qui est l'habit de dessous, qui descend à la cheville, tout au moins à mi-jambe, qui est ornée de broderies de couleur. Portée aussi bien par des hommes que par des femmes, on la revêtait à même la peau, directement sur le corps*. Il s'est lavé les pieds**, ce qui est une coutume très répandue dans ces pays chauds d'Orient (1 Tim 5,10), où l'on marche généralement pieds-nus, et où l'on ne se chausse de sandales que lorsqu'on est en voyage. Ces ablutions se faisaient dehors, dans la cour ou aux abords immédiats de la porte, au retour du périple.
* Gn 3,21; 37,3.23.32
**Gn 18,4; 19,2

v 4
Mon amour a passé sa main par l'interstice de la porte,
Mes entrailles en ont frémi.
Ce n'est plus un rêve; c'est bien lui....
Dehors, le garçon, impatient, se dispose lui-même à ouvrir la porte. Il n'a pas de clé, mais il connaît le secret de la porte dans laquelle une ouverture était pratiquée et par laquelle on pouvait s'introduire de l'extérieur, comme la porte de certains jardins. On peut entrer sans avoir à déranger les personnes de céans. Il suffit de soulever ou de faire glisser avec une grosse clé le loquet intérieur. Le garçon a passé la main par le trou et cherche à soulever et à faire coulisser le loquet intérieur avec ses doigts; ou du moins à faire signe de la main. La fille entend le bruit que fait son chéri pour essayer d'ouvrir; elle voit passer la main du garçon par l'orifice. De toute façon, c'est une démonstration d'amour, par laquelle celui-ci manifeste son impatience d'arriver jusqu'à elle.

Dedans, la fille est traversée par un frisson d'amour et de désir qui secoue ses entrailles* et qui la tire de son incrédulité ou de sa rêverie.
*"les entrailles qui frémissent": Es 16,11. 63,15;Jr 31,20

v 5
Je me suis levée pour ouvrir à mon amour
Mes mains dégouttaient de myrrhe
Mes doigts de myrrhe onctueuse sur la poignée de la serrure.

thèse 1 : dans tout le Cantique, la myrrhe fluide, symbole de l'amour, est mentionnée pour son parfum, à côté d'autres aromates précieux (pour exprimer ou non la douleur ou le reproche ou l'amertume). Elle ne se trouvait pas sur le verrou; la fiancée la trouve en mettant la main au loquet. C'est donc le garçon qui l'y a déposée au simple contact de sa main. Il a laissé cette trace de son rapide passage* et de sa tentative de la rencontrer, et la fille est toute envahie par l'émotion et la passion amoureuse. Elle se précipite donc et, en prenant le loquet, imprègne ses mains de ce liquide parfumé.
* dans les cérémonies nuptiales, chez les Romains, on conduisait l'épouse chez l'époux à la lumière des torches et ceux qui l'avaient menée oignaient d'huile les montants de la porte: de là le nom "d'uxor" pour la femme mariée.

thèse 2 : il s'agissait, pour la fille, d'huiler et de lubrifier les brides qui fixent le verrou à la porte afin qu'il puisse coulisser sans bruit ni grincement et sans difficulté. En outre, elle ne veut éveiller personne en sortant, ce qui laisse croire que jusque-là, le garçon a frappé discrètement et elle lui a répondu à voix basse. C'est donc elle qui verse la myrrhe. Elle devait avoir sous la main ce parfum précieux réservé à sa toilette; elle le saisit pour graisser le verrou et pour ouvrir la porte en douceur.

"Ouvrir la porte" signifie aussi qu'elle est prête à tous les dons: accueil dans la maison; accueil du garçon en elle.

v 6
J'ai ouvert, moi, la porte à mon bien-aimé
Mais mon amour, ayant tourné le dos, avait disparu.
Je me suis précipitée à sa suite.
Je l'ai cherché et ne l'ai point trouvé.
Je l'ai appelé et il ne m'a pas répondu.

La shulamite sort, hors d'elle-même. En ouvrant la porte, elle ne voit personne, le bien-aimé a disparu. Pourquoi cette disparition subite et rapide du chéri tant attendu ? Est-ce un élément de ces jeux d'amour où l'amant s'extasie à entendre la parole de l'autre et s'effondre en larmes en le perdant de vue ? *
La fille répète le nom de celui qu'elle aime éperdûment, et qui lui cause tant d'angoisse en disparaissant au moment où elle allait le saisir.
* "Chercher Dieu", "trouver ou ne pas trouver": ce sont des formules qui se lisent dans Es 51,1; 65,1; Za 8,21. Il faut chercher sans cesse, car le fruit de la recherche ne saurait en être le terme.

v 7
Les gardiens qui font des rondes autour de la ville m'ont rencontrée, eux.
Ils m'ont frappée et meurtrie,
Ils m'ont dépouillée de mon manteau, les gardiens des remparts.

La fille ne se contente pas d'appeler son chéri en criant son nom dans la nuit comme une désespérée. Ayant jeté sur elle sa tunique, une longue houppelande, un vêtement luxueux (Es 3:23), pour se protéger du froid de la nuit, elle est sortie dans la ville, seule, en courant dans les ruelles, sans crainte des étrangers, absorbée par son souci de retrouver son amant.

Dans son rêve, elle considérait les gardiens de la ville comme des aides qu'elle pouvait questionner (5:1). Mais ici le rêve n'est plus la réalité; elle paraît au contraire louche à ceux qui la voient ainsi errer dans les rues; ils la prennent pour une coureuse, une fille de joie, une fille de la nuit, qui cherche un homme dans une obscure venelle; ils la saisissent avec brutalité par le manteau-châle et la frappent durement de coups (cf Ct 3,2-3).

v 8
Je vous en conjure, filles de la Ville
Si vous trouvez mon amour,
Que lui annoncerez-vous
Sinon que je suis malade d'amour ?

Insensible aux coups et aux sarcasmes, elle n'est mue que par l'amour de tendresse qui la transporte. Elle ne s'informe que de son ami; elle en demande des nouvelles à tous ceux qu'elle rencontre. Le matin est venu, elle rencontre des filles**: il s'agit des élégantes à qui elle s'adresse en reprenant les paroles de 2:5, pour dire à son chéri qu'elle espère toujours être à lui.
* même refrain qu'en Ct 2:7; 3:5; 8:4
** on est ici dans un contexte urbain; les figurants littéraires sont des "filles de la Ville"; en 1:5, c'était un contexte rural
.

v 9
Qu'a-t-il donc ton amour, de plus qu'un autre
Toi, la plus belle des femmes,
Qu'a-t-il donc ton amour, de plus que les autres,
Pour que tu nous adjures ainsi ?

Le choeur est à nouveau hostile et la strophe qu'il psalmodie prépare la description suivante: les filles répondent d'une manière poétique et ironique à la fois, accordée à la plainte du garçon: c'est un artifice littéraire pour soutenir et varier l'intérêt du poème. Les amies de la fille n'ont pas l'air de connaître ce jeune homme, encore qu'en 1:8, elles avaient l'air de le connaître et elles avaient su indiquer où il parquait son troupeau; en 3:5, le garçon les avait adjurées de ne pas troubler le sommeil de sa bien-aimée.

Mais la double question du choeur ne manque pas d'ironie: le garçon et la fille seraient, chacun, une exception: elle, une vénusté exceptionnelle, la plus belle d'entre les femmes; lui, un adonis hors du commun, le plus beau des enfants des hommes.

v 10
Mon amour a le teint éblouissant et cuivré,
On le reconnaît entre dix mille.

Jugement d'ensemble qui introduit l'énumération détaillée des charmes du chéri. Le garçon a le teint frais et clair, un beau coloris, signe de bonne santé et de jeunesse, en contraste avec les moricauds qui sont soumis au travail saisonnier des champs (1:5-6). Elle, la noiraude, a donc conquis un tel gars ? On découvre que celui (ou celle) qu'on aime est unique.

"Dix mille"* signifie à proprement parler la multitude. Il exprime une quantité considérable et indéfinie. Ces "mille" ne sont que la multitude des autres jeunes hommes à qui l'épouse compare son bien-aimé avec un amour de préférence. On veut souligner l'excellence souveraine du garçon (cf Ps 45(44),3).
*de la racine "rbb" = être nombreux, qu'on retrouve dans "Bath-Rabbim", (7,5) et dans les grandes eaux (8,7)

v 11
Sa tête a des reflets dorés, et d'or fin.
Ses cheveux bouclés ondoient comme des fleurs de palmes
et sont noirs comme des geais.

La description du jeune homme se fait à coups de métaphores et de fréquentes hyperboles.
Ici, elle commence par le visage. Les cheveux sont noirs (Lv 13,31.37) et la beauté orientale s'accommodait mieux des cheveux noirs bouclés que des blonds; mais on trouve les cheveux blonds beaux tout de même. La chevelure crépue, opulente, luxuriante, aux boucles serrées, forme des ondulations. Le visage est étincelant. La tête a des reflets d'or vermeil, c'est-à-dire un or de qualité supérieure. Mais on sait aussi par Flavius-Josèphe que les gardes de Salomon portaient de grands cheveux, recouverts de limaille d'or. La métaphore de la "tête d'or"* signifie combien le chéri est précieux et inestimable au coeur de la fille.
Le garçon est l'homme idéal aux yeux de celle qu'il aime. L'amour change tout, idéalise tout, disproportionne tout, surestime tout.
*On parle aussi d'âge d'or, de pommes d'or, de fontaine d'or pour dire la valeur inestimable des choses.

v 12
Ses yeux ont le charme de ceux des colombes
sur les rives des rivières,
prenant leur bain dans le lait,
se reposant sur des vasques pleines. *

Le lait symbolise la blancheur éclatante, tout comme dans Gn 49,12 et Lm 4,7. La pupille des yeux du jeune homme est colorée et vivante; au milieu du globe tout blanc, ses yeux sont "comme" ceux des colombes**. Les colombes ne se lavent pas ordinairement dans le lait, tant s'en faut. Mais pourquoi vouloir empêcher qu'elles le fassent, une seule fois, pour la poésie du geste ? La blancheur des colombes près des eaux signifie le regard doux, calme et plein de candeur incomparable du bien-aimé. La réalité justifie le symbole et l'enrichit de ses images.
* c'est la même description qu'en Ct 1:15 et 4:1.
**ici il y a une comparaison et non une métaphore.

v 13
Ses joues sont comme des parterres d'aromates
des terre-pleins parfumés
.
Ses lèvres sont comme des lys, distillant de la myrrhe onctueuse.

La chérie renvoie son compliment au jeune garçon (cf 1:10) d'une manière très lyrique. L'auteur veut montrer la beauté majestueuse et unique du bien-aimé. Le poète crée pour cela, à partir de descriptions botaniques, des effets de sens que ne connaissent pas les sciences exactes. L'ensemble des plantes qui composent le massif dégage une odeur délicieuse (cf Ez 17:7.10). Le poète parle des lèvres du garçon, comme il parlait de celles, écarlates, de la fille (4:3). Il revient ici sur la même pensée, en les comparant à des lys ou peut-être à des anémones. En 4:11, les lèvres de la jeune fille sont dites distiller du miel vierge; celles du jeune homme, qui sont "comme" des lys, distillent de la myrrhe vierge, c'est-à-dire des paroles de grande douceur.
La barbe en Orient est volontiers comparée à la végétation des champs et au gazon des jardins.

v 14
Ses mains sont comme des bracelets d'or, sertis de chrysolite.
Son ventre est un bloc d'ivoire recouvert de saphirs.

Il serait difficile de trouver chez les Hébreux des hommes portant des bracelets ou des anneaux à la manière des femmes. En réalité, les "bras d'or" relèvent de la même inspiration que la "tête d'or".

Les globes d'or sont garnis de pierres précieuses, (Ez 10:9) importée de Tarsis*: chrysolithe, topaze, grenat, calcédoine. Nous nommons "topaze" (de couleur jaune d'or) la chrysolithe (pierre couleur d'or) des anciens, tandis que la topaze des anciens serait notre chrysolithe (de couleur verte)**.

Le nom hébreu de Tarsis paraît en indiquer la provenance. Tarsis = Tartessos est une ville située sur la côte S-E de l'Espagne, non loin de Cadix. Ou c'est le nom d'un pays qui désigne les contrées maritimes situées à l'ouest de la Palestine, probablement l'Espagne.

Le poète n'hésite pas à se représenter le corps du jeune homme (le ventre, vu de l'extérieur et non les entrailles), sous la forme d'un bloc massif d'ivoire; cette masse polie et luisante comme l'ivoire est recouverte de saphirs ou de lapis-lazuli, comme les cylindres d'or étaient recouverts de pierre de Tarsis.

Le saphir (en réalité le lapis-lazuli) est une substance minérale d'un bleu foncé ou d'azur, souvent parsemée de pyrites brillants qui ont l'air de poussière d'or***.

Il s'agit pas d'incrustations sur de vrais bracelets, mais sur les mains du garçon qui jouent à l'égard de la fille le rôle de bracelets; ces pierreries sont soit ses bagues, soit ses ongles, gemmes jaunes sur des mains recouvertes d'or.

La fille décrit le garçon idéalement d'après les choses belles et précieuses qu'elle connaît de vue ou de réputation, notamment les ivoires sertis de lapis-lazuli de Samarie.
*Ex 28,20; 39,13; Ez 1,16; 10,9; 28,13
** c'est la 10ème pierre du pectoral du grand-prêtre Ex 28:20; 39:13.
***cf Pline, H.N., 37,39. C'était la cinquième pierre du pectoral du grand-prêtre Ex 28,17.

v 15
Ses jambes sont des colonnes d'albâtre
dressées sur des piédestals de vermeil.
Sa prestance évoque celle du Liban
superbe comme celle des cèdres.

Les bras de l'homme inspirent l'idée de cylindre comme ses jambes celle de colonnes (v15); tout le membre est comparé à une colonne (Sir 26:18) et puisque tout y est de qualité rare, il est indiqué que les cylindres sont d'or, comme la masse sera d'ivoire et les colonnes d'albâtre*. La description des jambes de la femme élégante de Sir 26:18 rappelle de bien près celle du garçon du Cantique.

L'albâtre est une roche translucide, d'une blancheur éclatante. L'albâtre gypseux, d'une belle teinte blanche, d'un grain fin, peut facilement être travaillé; l'albâtre calcaire, plus dur et plus éclatant, provient de stalactites ou de stalagmites; il abonde en Egypte, où la statuaire en faisait grand usage pour les sculptures, vases et urnes. La comparaison porte sur la forme et la couleur, non sur leur qualité ou leur prix.

Les pierres de Tharsis, qu'elles soient des topazes ou des onyx, ne sont pas davantage des pierres réelles garnissant des anneaux d'or; l'ornementation n'est qu'imaginaire.

Le Liban, symbole de grandeur et de majesté, se distingue par ses cèdres. Il désigne ici moins la montagne que l'opulente végétation qui la recouvre (cf Os 14:6). Autant ce Liban domine les autres montagnes du pays, autant le cèdre s'élève au-dessus des autres arbres de la forêt, autant le garçon l'emporte sur les autres par sa grâce, sa taille, son beauté plastique, son look.

Il est vêtu de magnificence, tel qu'il se montre au dehors, qu'il se distingue des autres et comme il pourrait être reconnu si on venait à le rencontrer.
*"shesh" est l'albâtre ou le marbre blanc 1 Ch 19,2, encore et seulement Est 1,6.

v 16
Sa bouche est un palais tout en douceur.
Tout en lui n'est que délices, tout son être n'est que charme.
Tel est mon amour, tel est mon compagnon, filles de la Ville !

La fille parle de ce qu'elle connaît, des caresses, des baisers de son amant, dans l'attente de ce qu'elle désire.

Normalement, dans l'Ancien Testament, "doux" s'applique à ce qu'on mange, notamment au miel (Jg 14:14), mais l'adjectif convient aussi à des paroles. Prov 16:21.24 parlent de la "douceur des lèvres" pour signifier la "sagesse des discours": les discours du jeune homme sont la suavité même: "Süssigkeit ist sein Kuss"*

Toute la tendresse du monde est dans son palais. Ce palais, organe de la parole, du son, du goût, des caresses, reçoit et goûte les choses douces**. Ici il produit cette douceur. Toute la séquence (vv 11-15) parlait du plaisir des yeux et de la vue, sauf le v 16a qui utilise le registre "gustatif" de la suavité.

C'est la fille qui trouve le garçon désirable; la totalité et la plénitude de son désir, c'est lui (bien distinguer "désir" et "convoitise").

La formule emphatique "voilà mon compagnon", "tel est mon amour" est le cri de triomphe qui conclut la réponse de la noiraude à qui les filles de Jérusalem posaient avec ironie la question: "En quoi ton chéri est-il supérieur à tout autre ?" Elle l'a décrit comme une statue divine; il est son idole à elle. Vous vouliez savoir en quoi mon bien-aimé l'emportait sur les autres. Vous voilà maintenant renseignées.
*cf Ps 19,11 119, 103.
**cf 2:3; miel: Prov 24:13; paroles: Ps 119:103

6,1 le choeur:
"Où donc s'en est allé ton amour, toi la plus belle des femmes,
"Où donc s'en est-il allé, que nous le cherchions avec toi ?

Les filles prennent à nouveau la parole et la formule est symétrique de la première (5:9). De part et d'autre la question ironique adressée à la plus belle des femmes et suivie d'une apodose à sens final, est répétée; cela fait rebondir la moquerie: "Ce garçon est tellement formidable qu'il t'a laissé tomber ?" "Nous allons le chercher avec toi". Mais la fille n'y tient pas, de peur qu'elles le lui ravissent. De toute façon, il est en train de venir lui-même.

6:2
Mon bien-aimé est descendu dans son jardin,
sur les parterres des baumiers,
pour pâturer dans les vergers, pour cueillir des lys.

A la question du choeur, la fille donne des réponses précises. Le garçon va arriver enfin, après l'échec de sa venue durant la nuit, échec dont il ne semble pas tenir rigueur à celle qu'il aime. Il a tenu la promesse implicite de 2:17; il est revenu de sa fuite nocturne. Personne ne sait ni quand ni comment. La fille en est informée et nul ne sait par qui.

Maintenant c'est le jour, puisque c'est l'heure de sortir les troupeaux. Le chéri a rejoint sa bien aimée et il est descendu au jardin. On "descend" nécessairement aux jardins situés près des points d'eau, en contrebas. Le garçon possède un jardin de délices, qui n'est autre que la fille elle-même, son être physique et son charme amoureux. C'est lui qui, ni infidèle ni mort, descend vers son oasis qui est celle qu'il aime, afin de réaliser le rêve de 5:1.

Parterres, baumiers, jardins, lys, sont autant de métaphores pour désigner la bien-aimée et les délices d'être en sa compagnie. Les parterres embaumés sont le corps de la fille. Il n'y a d'autres points de repère géographiques ni d'autres repères du temps dans le Cantique que ceux d'un amour passionné et sublime entre deux jeunes gens au coeur d'une création inaltérée; il n'y a pas d'autres règles d'authenticité que celle d'une symbolique réaliste.

"Paître aux jardins", c'est comme aller aux champs: c'est un pluriel désignant l'héroïne qui est le Jardin par excellence. Le verbe "paître" entretient l'équivoque voulue entre la fonction du berger et l'activité du troupeau (2:16).

Les lys ne désignent pas les lèvres, mais le corps tout entier dont il jouira en toute propriété. Ils sont l'image de la noblesse et de la pureté de l'amour. Cueillir les lys, c'est, pour le chéri, jouir des charmes de sa fiancée. Paître son troupeau (parmi les lys), c'est-à-dire les seins de la fille, comme les faons (4:5), c'est trouver la béatitude dans l'intimité amoureuse.

6:3
Moi, je suis à mon amour et lui, il est à moi, lui le pâtre aux lys.

Déclaration d'appartenance mutuelle: les fiancés sont en possession réelle et réciproque l'un de l'autre; ce n'est plus un espoir ou une recherche inquiète, c'est désormais une réalité. Le garçon à qui j'appartiens ne m'a pas abandonnée, il est autant à moi que je suis à lui, et il vient vers moi pour notre union définitive.

Les termes de Ct 2:16 sont inversés: la fille fait la confidence de sa félicité. L'amour du garçon la confirme dans sa volonté de se donner à lui. Simplicité de la pensée, exubérance de l'imagination, puissance de la passion.


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