QOHELETH/ECCLESIASTE

Introduction

Chap. 1

Chap. 2Chap. 3 et 4Chap. 5 à 8Chap. 9 et 10

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Chapitre V

v 1
Ne parle pas inconsidérément et ne fais pas à la hâte des promesses verbales devant Dieu, car Dieu est au ciel et toi, tu es sur la terre: pour cette raison, mesure tes paroles.

Jonathan: comment faut-il parler à Dieu ?

Rab Alchikh: parler, c'est toujours s'engager. Il vaut donc mieux éviter de parler trop et trop vite, pour ne pas être trop ou trop vite engagé. De plus, si on doit peu parler, c'est aussi pour avoir le temps d'écouter (Qoh 4:17). La maîtrise de soi, la réflexion, la mesure, le sens de l'à-propos sont des qualités fondamentales de l'homme sage et intelligent.

Jonathan: application en est faite à la prière.

Rab Alchikh: Qoh se contente de stigmatiser les excès de la piété: il dénonce la multiplication des pratiques religieuses par lesquelles on espère forcer la main de Dieu, en s'affairant à l'excès. Il faut se garder des prières irréfléchies, abondantes et répétitives. Le Siracide le dit lui aussi en 7:14: " Ne rabâche pas quand tu pries". La prière doit être sobre. Quand tu pries de Dieu, ne multiplie pas inutilement tes paroles. Ainsi Moïse, lorsqu'il pria pour sa soeur, fit une prière composée uniquement de cinq mots: "S'il te plaît, Dieu, guéris-la" (Nb 12:13).

Qoh a observé la piété naïve des gens simples; elle charrie le meilleur et le pire, elle peut devenir enfantine ou chargée de superstition. On sait la manière obstinée et naïve dont on attend de Dieu l'amélioration de son sort et la solution quasi miraculeuse des difficultés physiques, économiques et spirituelles.

L'expérience amène à conclure que Dieu décide souverainement du bonheur des hommes et l'abondance des paroles devient langage d'insensé par l'insistance qu'elle met à vouloir modifier la décision divine, que l'insécurité de la condition humaine est voulue par Dieu pour qu'on le craigne (3,14). La multiplication des pratiques et des prières voudrait tourner cette loi et récupérer une sécurité que Dieu n'a pas prévue.

v 2
Car plus on a de soucis, plus on fait de cauchemars pénibles; plus on parle, plus on risque de tenir des propos irréfléchis.

Jonathan: rêves et propos incontrôlés, c'est le cauchemar...

Rab Alchikh: les songes, le sommeil agité, les cauchemars qui proviennent souvent des préoccupations de la journée, sont le reflet d'une surabondance de pensées fugitives sans lien entre elles et d'une hyper-anxiété par rapport à la vie courante.

De même un excès de paroles incohérentes et décousues est insensé selon Prov 10:19: "Qui parle trop tombe forcément dans l'erreur. Il est prudent de savoir tenir sa langue". La parole ici est immédiatement mise en relation avec Dieu. Tout usage de la parole est un reflet du mode d'action divin. La parole est reflet de cette révélation que Dieu est parole et qu'en même temps il est inconnaissable. La simple parole engage donc, à ce titre, tout l'être. Parole décisive. Plus efficace que l'action. Effets considérables. Pour Qoh, la parole n'est pas vanité, sinon il ne parlerait pas. La seule chose néfaste, c'est l'abus de la parole (Mt 6:7). Le fléau, c'est l'abondance de mots. Il est des discours où la parole devient folle; elle dépasse l'intention et produit le non-sens.

Jonathan: c'est ce qu'on lit en Prov 17:27-28: "Un homme d'expérience évite de trop parler et un homme d'intelligence prend le temps de réfléchir. Quand il se tait, même un sot paraît sensé. Lorsque ses lèvres sont fermées, on peut le croire intelligent".

v 3
Lorsque tu fais un voeu à Dieu, ne tarde pas à t'en acquitter, car Dieu n'aime pas les gens écervelés. Ce que tu as promis, accomplis-le.

Jonathan: " Comment faut-il se comporter à propos des voeux ? "

Rab Alchikh: Qoh fait sans le dire une citation presque mot pour mot de Deut 23,22: "Quand vous faites le voeu de présenter une offrande au Seigneur votre Dieu, ne tardez pas à la lui apporter, sinon le Seigneur devra vous la réclamer et vous serez coupables d'un péché". Les voeux (= promesses de sacrifices, d'offrandes, de pèlerinage, etc ; Ps 66:14) sont une sorte de Merci anticipé par lequel on veut s'attirer les bonnes grâces de Dieu en donnant poids à la supplication. La pratique des voeux était réglementée par la Loi*.
*Lire Lv 27:1-27; Nb 30:2-17; Dt 23:19.22-24; Pr 20:25; Si 18:22.

Que l'orant pèse attentivement les paroles qu'il prononce devant un Dieu si grand. Qoh met en garde contre les voeux prononcés inconsidérément et donne deux séries de conseils; concernant l'émission de voeux: qu'on n'émette pas de voeux à la légère et qu'on ne formule que ceux que l'on pourra tenir; ceux qui se rapportent à leur exécution: une fois le voeu formulé, qu'on n'essaye pas de le différer ou de l'annuler pour n'avoir pas à l'exécuter.

Il faut exécuter sa promesse de donner une aumône sans attendre, sans délai; l'insensé cherche des sursis.

Ce n'est pas après avoir consacré quelque chose qu'il faut commencer à réfléchir.

R. Tagore a composé un jour ce poème: "Un prince généreux voyageait dans son carrosse. Un mendiant l'aperçut au loin. Il pensa: "Ce prince a bon coeur, je vais lui demander une aumône". Quand le prince s'approcha, le mendiant tendit la main: "Fais-moi l'aumône, pour l'amour de Dieu". Le prince descendit de son carrosse, embrassa le mendiant et lui dit: "Ami, qu'as-tu dans ton sac ?" - "Du blé". "Donne-moi un peu de ton blé, je t'en prie". Le mendiant lui donna un grain. Le prince, ému, le remercia et s'en alla. Le mendiant, étonné, arriva chez lui, ouvrit son sac; le blé avait été changé en or.

Conclusion: un homme croît quand il donne et non quand il reçoit".

v 4
Il vaut mieux ne rien promettre du tout que de promettre et de ne pas tenir parole.

Jonathan: que veut dire Qohelet ?

Rab Alchikh: en Israël comme chez les autres peuples, pour obtenir une faveur ou remercier la divinité, on promettait solennellement de lui consacrer un objet ou une personne. Le contrat ainsi passé avec Dieu créait une obligation grave; le voeu une fois prononcé engageait son auteur. Manquer à la parole donnée est un acte insensé, car le voeu formulé et non accompli accuse son auteur; il est une offense à la grandeur de Dieu qui risque de s'emporter et de causer le malheur de l'homme qui souhaitait au départ se concilier la faveur divine. Mais la loi rappelle en même temps que l'homme n'est jamais obligé de faire des voeux (Deut 23:22-24).

v 5
Evite les propos qui feraient de toi un coupable, et ne dis pas au messager/desservant que c'est par inadvertance/par erreur/par oubli que tu n'as pas tenu ta promesse. Sinon tu irriterais Dieu à cause de tes paroles et il détruirait tout ce que tu entreprends.

Jonathan: qui est ce messager et quel est son rôle ?

Rab Alchikh: le messager, le représentant de la communauté et de Dieu est ici le desservant du culte; c'est lui qui fait le rite de pardon pour les fautes involontaires* ; il est chargé de collecter les sommes qui ont été promises. Son rôle est d'enregistrer les paroles de l'homme.
* Lv 15:22-29

Jonathan: pourquoi Qoh en parle-t-il ?

Rab Alchikh: Qoh a été frappé, pour en avoir été le témoin, de la légèreté avec laquelle les gens faisaient des voeux au-dessus de leurs moyens, et se dispensaient de les accomplir, une fois leurs ennuis passés. Dans la meilleure des hypothèses, ils soulageaient leur conscience en s'accusant d'une faute d'inadvertance* pour désigner les péchés commis à la légère. Ils s'en tiraient alors par l'offrande d'un sacrifice de réparation (Nb 15,27-29), dont le coût demeurait inférieur à celui qu'aurait entraîné leur engagement.
*"inadvertance" est un terme de la littérature "sacerdotale" : Lv 4:2.22.27; Nb 15:27-29
Sur le devoir de ne pas faire des voeux à la légère, on peut encore lire : Prov 20:25; Sir 18:23.

v 6
Ceux qui parlent trop, ce sont des songe-creux aux têtes gonflées de vent ! Il vaut mieux avoir le souci du respect de Dieu.

Texte hébreu: "Dans l'abondance de paroles sont les vanités et les rêves en abondance". osty

Jonathan: Duesberg traduit: "De la multitude des soucis naissent les songes; de la multitude des paroles des sottises" et commente en disant:"Songe n'est pas loin de mensonge". Les beaux parleurs et les doux songeurs sont nombreux....

Rab Alchikh: oui, et Qoh dit ce qu'il en pense. Pour lui, dans la prolixité verbale, il y a beaucoup de rêves et de sottises. Le nombre infini de discours dévalue la parole qui devient insignifiante. Plus tu parles, moins tu existes. Le torrent des discours est créateur de moins être.

A l'origine de ces voeux prononcés à la légère et non tenus, il y a des paroles vaines qui non seulement n'exaucent pas le bonheur attendu, mais peuvent encore compromettre le peu qu'on a. C'est un comportement qui manque de respect envers la divinité. La source de ce comportement d'irrespect est d'ordre onirique. Le rêve ici, c'est l'illusion, le piège du fictif et de la chimère. Ce rêve est nocif et délétère, parce qu'il empêche de voir la vérité qu'il essaie de dévoiler. Le propre du rêve, c'est de se faire prendre pour le réel.

Le rêve, c'est l'illusion tenace et inconsidérée des gens qui croient que Dieu va les libérer de tous leurs ennuis et de toutes leurs difficultés en échange de quelques rites ou de quelques voeux. "Alors crains Dieu" conclut Qoh : le sens de la transcendance divine, le respect de Dieu c'est-à-dire le consentement au gouvernement divin, le sentiment de sa propre petitesse de créature et l'acceptation de son destin, assureront à l'homme la juste attitude religieuse, l'équilibre entre ces deux voies, une voie moyenne qui est l'équilibre juste.

v 7
Si tu vois dans la Cité la pauvreté méprisée, le droit et la justice bafoués, ne sois pas surpris de ce fait. En effet, au-dessus d'un haut personnage, il y a un autre haut personnage qui le couvre. Et au-dessus de lui, il y en a encore de plus hauts placés pour le protéger.

Jonathan: toutes les sociétés pyramidales se ressemblent.

Rab Alchikh: oui, et ce sont les pauvres qui en font les frais. A tous les échelons de l'administration de la province, du village ou du pays, il y a des injustices criantes et des situations inacceptables d'oppression des plus faibles. La raison ? Il y a un trop grand nombre de fonctionnaires; ils constituent une hiérarchie échelonnée d'autorités subordonnées les unes aux autres. Dans ce monde pyramidal, les différentes couches se surveillent et se jalousent; chacune défend ses intérêts propres et opprime la subalterne; et toutes oppriment la collectivité.

Jonathan: jusqu'aux plus hautes instances du pouvoir, règnent l'esprit de lucre et la corruption, créant entre elles une complicité tacite et des connivences efficaces: chacun est toujours couvert par un supérieur hiérarchique en même temps qu'il est surveillé par lui.

Rab Alchikh: tous les moyens leur sont bons pour s'enrichir et exercer la dominance. Les chefs les plus hauts placés sont les plus accablants et les plus lourds à porter. Ceux-ci ne constituent pour le peuple qu'une hiérarchie de sangsues qu'il faut gorger et qui se gavent des ressources des petits et souvent des indigents.

Dans la défense acharnée de leurs privilèges, les hommes de la caste politique sont "solidaires": plus c'est haut, plus c'est corrompu, plus on se protège les uns les autres, par tous les moyens. Et dans ce climat, c'est le lampiste qui trinque.

Veille = attends patiemment. Comme dans Gn 37:11.

v 8
Mais ceux qui sont privilégiés dans un pays, ce sont les gens de la terre. Tout le monde est dépendant d'eux, même le roi.

Jonathan: le monde rural est celui qui produit la nourriture de tous.

Rabbi: celui qui cultive le sol, vivant une existence juste et assurant honnêtement sa subsistance, est promis à une vie digne comparable à un roi, qui doit lui-même se nourrir du produit de la terre. L'avare, au contraire, aime l'argent, et vole pour satisfaire son appétit. Même si un roi possède le pouvoir, il est asservi au sol. Si le sol reste improductif, le prince ne peut rien entreprendre ni accomplir.

vanité des richesses (nouveau développement 5:9-6:12)

v 9
 Celui qui aime l'argent n'en a jamais assez; celui qui aime le luxe n'est jamais satisfait de ses revenus. Cela aussi est buée d'haleine.

Jonathan: Qoh dénonce le vertige séducteur de l'argent, qui ne tient jamais ce qu'il promet.

Rabbi: celui qui a cent désire deux cents et celui qui a deux cents désire quatre cents. L'avarice est comme l'hydropisie: plus le malade boit, plus il a soif et plus il augmente ses peines. Ainsi l'avare ne peut jamais satisfaire sa voracité insatiable. Il passe son temps à amasser et à entasser. Pour augmenter son superflu, il se prive du nécessaire.

Mais l'argent ne rassasiera jamais l'appétit d'un riche. Celui qui aime l'argent pour l'argent est un pauvre type, il ressemble à un tonneau des Danaïdes.

Courir après l'argent est un processus infini et pervers. Cela vient du caractère et de la nature de l'argent, du règne du quantitatif et de la fascination du pouvoir qu'il donne. Le processus du rapport homme-argent est tel que, dès le départ, il y aura soit la sagesse soit la démesure. Société de consommation, société de spectacle, richesse collective, armement, équipements, aéroports, déficits, inflation, dettes du Tiers-Monde. L'argent donne le pouvoir et réciproquement. L'argent rend fou, et le pouvoir absolu rend fou absolument.

v 10
Plus un homme a de biens, plus nombreux sont ceux qui vivent à ses crochets. Quel avantage autre a le propriétaire que celui de contempler sa propre richesse ?

Jonathan: les parasites entourent de leurs flatteries celui aux dépens duquel ils vivent ...

Rabbi: amasser est absurde pour celui qui possède déjà beaucoup de biens et l'excès de richesses attire les parasites, tandis que lui-même n'a que le plaisir de contempler indéfiniment sa fortune. Encore paie-t-il ce plaisir par une inquiétude de tous les instants, inquiétude lancinante qui lui fait perdre jusqu'au sommeil.

Sa fortune n'est qu'un spectacle, il n'y touche que des yeux.

Plus le festin est abondant, plus est grand le nombre des convives qui s'attablent ou s'invitent. C'est la loi du genre: les pique-assiettes s'agglutinent aux portes des nantis et se gavent insolemment, en les flattant, de leur superflu.

v 11
Le sommeil du travailleur est paisible, qu'il ait peu ou beaucoup à manger. La suffisance du riche l'empêche, elle, de dormir tranquille.

Jonathan: l'homme qui vit juste vit toujours l'âme en paix. N'importe quel bon travailleur qui fait bien son travail sait qu'il aura un bon sommeil.

Rabbi: l'homme qui ne travaille pas seulement pour accumuler des richesses, mais qui cultive le sol pour en nourrir sa famille, ne possède pas une grande fortune qui le tourmente sans cesse; qu'il mange peu ou prou, il peut dormir tranquille, sans être inquiet sur ses affaires commerciales. Si on ne sait ce qu'il gagne, on sait du moins ce qu'il y perd. Autant le sommeil de cet honnête travailleur est profond, réparateur et bienfaisant, même si son repas est léger, autant le sommeil du riche se fait rare, agité et usant; ses tracas l'empêchent de dormir en paix. Qui multiplie ses biens multiplie ses tracas. Finalement, les travailleurs dont le riche fonctionnaire cause le malheur sont plus heureux que lui, car ils jouissent d'un repos nocturne paisible et réparateur. Un beau gâchis qui pourrait être évité.

Jonathan: Siracide nous dit (31:1-2) : "Les soucis empêchent le riche de dormir; mais le souci de trouver à manger empêche aussi de fermer l'oeil, comme une grave maladie".

C'est ce que dira la fable de la Fontaine: le Savetier et le Financier. On voit par là la continuité des thèmes sapientiaux par-delà les cultures. Sagesse et Proverbes sont d'emblée sans frontières, alors que la Loi et les Prophètes insistent au contraire sur la particularité d'Israël.

v 12
Il existe un malheur dramatique que j'ai observé sous le soleil: ce sont les richesses accumulées par leur propriétaire pour son propre malheur.

Jonathan: les riches sont ou peuvent être heureux, mais la richesse est un malheur.

Rabbi en effet, la richesse met en danger la sécurité personnelle du propriétaire. Il risque d'être enlevé ou tué par des bandits, des voleurs, des affamés ou des escrocs.

En outre, l'avare amasse continuellement et péniblement, bien qu'il n'ait pas de postérité à qui laisser son avoir, ses biens et sa fortune. Il le réservait pour son fils. Mais le malheur fond sur lui et lui enlève tout. Il meurt comme il était né: nu ("arum"), dénué de tout. Qu'on le dépense ou qu'on le garde, l'argent est un leurre, de la buée.

v 13
Il engloutit toutes ses richesses dans un revers de fortune ou une mauvaise affaire et il n'a plus rien pour le fils qu'il a mis au monde.

Jonathan: le riche avare a finalement bien des tracas

Rabbi: c'est vrai. Qohelet vient déjà d'en parler. Les nuits d'insomnie de l'avare sont hantées par le souci de ses trésors; les richesses étaient tenues en réserve; elles s'effondrent et disparaissent d'un coup.

L'ironie du sort, c'est que quand il était riche, il n'avait pas d'héritier. C'est maintenant qu'après une mauvaise affaire (ce peut être un incendie, un vol, un raid militaire, un mauvais placement, une escroquerie), il a tout perdu; et, circonstance aggravante, c'est au moment où lui naît un fils qu'il se retrouve subitement les mains vides.

v 14
Il devra quitter cette terre comme il y était venu, aussi nu que lorsqu'il était sorti du ventre de sa mère. Il ne pourra rien sauvegarder de son labeur, pour l'emporter avec lui.

Jonathan: Qohelet insiste sur la même idée que précédemment

Rab Alchikh: il fait un tableau de la détresse de cet homme et du caractère affligeant de la situation. Dépouillé de ses biens, le riche se retrouve dans le dénuement de sa naissance. Car personne ne prend avec soi ses biens. Même les grands propriétaires en possession de vastes domaines auxquels ils attachent leur nom (Monsieur de..) aboutissent au tombeau.

Es 5:8: "Malheur à ces gens qui ajoutent maison à maison et annexent champ après champ". Lire aussi Es 22:16.

v 15
C'est un moment tragique pour lui que
(de devoir) quitter le monde comme il y est entré. Quel profit aura-t-il retiré d'avoir tant travaillé pour du vent ?

Jonathan: Qoheleth semble exclure de sa sagesse quotidienne les témoins des grandes causes, les héros des grands idéaux et les aventuriers de l'infini, sans lesquels l'humanité aurait eu moins de beauté et de grandeur. Au-delà du quotidien, il y a l'excès, et, par lui, l'exception.

Rab Alchikh: effectivement, Qoh éprouve une certaine défiance envers les extrêmes et il s'intéresse avant tout au destin de l'homme quelconque, non au phénomène extraordinaire.

Il réfléchit, à longueur de méditations, sur les vraies valeurs de la vie et illustre sa réflexion en montrant qu'il ne faut pas intervertir l'ordre des moyens et l'ordre des fins: les biens sont d'excellents moyens pour vivre une vie d'honnête homme; ils sont des pièges pervers lorsqu'on les prend pour la raison ultime de vivre. Rien ne montre qu'il juge excessif et répréhensible l'avoir de l'homme qu'il décrit. Il dit qu'il faut à la fois posséder des biens pour être heureux et avoir conscience qu'il faudra tout abandonner un jour. L'homme certes ne peut quitter le monde plus nu qu'il n'était. Mais si sa raison exclusive de vivre avait été de travailler jusqu'à l'épuisement pour accumuler des capitaux, sa désespérance sera double.

v 16
De plus, toute son existence aura été assombrie par toutes sortes de chagrins, de misères et de tourments.

Rab Alchikh: la charge est réussie. Elle est faite de deux métaphores: ténèbres et de trois vocables: chagrin, souffrance, tourment qui convergent pour donner une idée exacte du "travail-tracas" anormal et excessif tel qu'il est envisagé dans le livre.

Obsédé par la nécessité journalière d'accumuler des richesses, le riche ne s'assoit pour manger que la nuit. S'asseoir dans l'obscurité était le signe par excellence des indigents. Il vit une existence étiolée, ratatinée, frugale, s'exposant à de nombreuses contrariétés. Bref, il ne vit pas. Car la richesse gardée attire le malheur. Elle secrète le souci. Elle est précaire et inconstante. Il vaut mieux croquer sa fortune plutôt que de la laisse dévorer par d'autres; et l'on n'emporte rien outre-tombe.

Il faut lire ensemble 5:7-11.

v 17
Voici ce que moi je trouve bel et bon pour l'homme, c'est de bien manger, de boire et d'être heureux dans tout le travail à cause duquel il peine sous le soleil, durant le nombre des jours de la (brève) existence que Dieu lui donne. Oui, c'est bien cela la part qui est la sienne.

Jonathan: après de pessimistes et sévères constatations, y a-t-il encore moyen d'être heureux ?

Rab Alchikh: bien sûr. Le bonheur existe tout de même quelque part sur la terre, à portée de chacun. Le travail-peine ("amal"), source de tant de maux, est également source de vrai bonheur. Mais au lieu de s'y donner le mal des avares ou des cupides, il veut qu'on s'en acquitte par un labeur conciliable avec le bien-manger, le bien-boire, le bien-être, le bien-vivre. Cueillir jour après jour les joies de l'existence est assez consistant et assez prenant pour qu'on oublie l'échéance de la mort et pour que la jouissance de la vie ne soit pas altérée par la pensée de sa brièveté. Il vaut mieux dépenser son argent au fur et à mesure qu'on le gagne; le désacraliser en le donnant. Si tout se vend, tout peut se donner.

Qoh 7:1-4 conseille au sage de se ménager périodiquement un temps de réflexion sur ses raisons de vivre et sur sa propre fin.

v 18
En outre, lorsque Dieu comble un homme de richesses et de biens et qu'il les lui laisse en jouissance heureuse pour la part de peine qu'ils lui ont coûtée, c'est de sa part une grande faveur
.

Jonathan: la richesse n'est pas forcément un malheur; il est une richesse heureuse.

Rab Alchikh: Dieu s'occupe des hommes; il a mis le bonheur à portée de leur main, à tous et à chacun. Lorsque l'homme connaît cette chance d'être heureux, c'est que Dieu lui répond en le comblant de joie.

La vie idéale de l'homme est le bonheur dans une certaine richesse, à partir d'un certain travail. Non, la richesse de l'avare qui s'épuise à accumuler et à thésauriser, sans jamais tirer de ses trésors un profit personnel. Celui-là est un malheureux qui gâte son métier de riche. Mais la richesse heureuse, c'est celle dont on vit soi-même. Et de même qu'il y a richesse et richesse, il y a travail et travail: l'un où l'on se tue à produire pour produire, donc souvent pour du vent; c'est la tâche absurde; l'autre dont on se réjouit parce qu'il est créateur et parce qu'il rend créatif; ce travail-là rend heureux; il est alors, comme la richesse, un don de Dieu.

Cette conception du travail et de la richesse devait être assez rare à l'époque pour que l'auteur en fasse un livre pour dénoncer les abus opposés et à restaurer l'idéal véritable.

v 19
L'homme alors se gardera d'oublier que les jours de sa vie sont comptés et que c'est Elohim seul qui comble son coeur de bonheur.

***

Chapitre VI

incertitudes posthumes

v 1
J'ai encore observé un malheur sous le soleil, un immense malheur pour l'humanité.

Jonathan: l'auteur n'a pas fini de faire son inventaire des situations d'injustices.

Rab Alchikh: le texte en effet reprend des constatations pénibles et amères de malheur et d'injustice. Il décrit une personne qui a tout reçu, mais qui est empêchée par certaines circonstances d'en profiter.

v 2
Voilà quelqu'un à qui Dieu a donné richesses, fortune et honneurs. Il a tout ce que son coeur pouvait désirer. Mais Dieu ne lui donne pas
(le temps) de jouir de ses biens. C'est quelqu'un d'autre qui en profite. Cette situation est absurde et profondément injuste.

Jonathan: rien n'est parfait sur la terre et la richesse ne tient jamais ce qu'elle promet.

Rab Alchikh: c'est vrai. Les richesses sont utiles, indispensables et vaines en même temps. Précédemment, on nous disait que l'avare et le riche, après avoir beaucoup travaillé, en étaient réduits à rien, à la nudité et à l'indigence. Maintenant, il y a la misère de l'homme riche qui ne peut jouir en personne de ses biens. Voilà quelqu'un qui possède fortune et considération. Il a tout, mais Dieu ne lui donne pas le pouvoir d'en jouir; c'est un étranger, peut-être des gens de sa maison, qui dévorent tous ses bien et honneur. Le supplice de Tantale lui est infligé. Dans un cas, c'est une veuve dont le second mari profitera des revenus; dans un autre, c'est un célibataire dont les biens échoiront à quelqu'un d'étranger. Cette accumulation de richesses qui n'apporte aucun bénéfice à son propriétaire est inutile et dérisoire. Qoh a raison de souligner la futilité et la cruauté d'une situation qu'il n'est pas loin de juger révoltante.

v 3
Quand un homme aurait donné la vie à une centaine d'enfants et vécu de nombreuses années, que vaudrait tout cela si, durant sa longue existence, son coeur n'avait pas été comblé de bonheur et, qu'en outre, il n'ait même pas eu une sépulture décente ? A mon idée, la condition d'un enfant mort-né est plus enviable que la sienne.

Jonathan: la même idée se poursuit: le riche ne jouit ni de ses biens ni de son bonheur.

Rab Alchikh: oui, c'est la même idée avec deux exemples différents. Le personnage du verset 2 était comblé d'honneurs et n'avait plus rien à désirer. Celui du verset 3 est pourvu de tous les biens temporels, entre autres postérité et longévité. En effet, deux des bénédictions divines par excellence portées au crédit de l'homme comblé étaient une progéniture nombreuse et vigoureuse qui était ainsi considérée comme une des meilleures faveurs de Jahwé pour les justes* et une bonne vieillesse après de nombreuses années de vie, le bel âge**. "Cent", "dix" et "mille" sont des nombres arbitraires utilisés dans les Ecritures. Le nombre exagéré de cent enfants est destiné à exprimer la largesse de Dieu qui a gratifié tel fidèle d'une descendance innombrable.
* Dt 28:11; Jb 1:2; 42:16; Ps 127:3-5
** Ps 128:3-4.6; Ex 20:12; Sir 1:12.20; Ps 91:16

L'auteur se sépare donc de ses coreligionnaires en n'estimant pas qu'une descendance nombreuse et une vie chargée d'années sont signes de bénédiction divine. Il décrit la vanité de celui qui est comblé par une grande famille, une bonne vieillesse et qui a toutes les possibilités de jouir du bonheur. Si ce riche ne peut pas se rassasier de ses biens, s'il lui manque la capacité de se réjouir de toutes ces bénédictions, si enfin, lorsqu'il meurt, il ne reçoit même pas une sépulture convenable, alors c'est le plus malheureux des hommes; il est plus infortuné que l'enfant mort-né qui, à ce titre, a plus de chance que lui*.

* le pire des malheurs était en effet pour un israélite d'être privé de sépulture (Es 14:19-20; 18:6; Jr 7:33; 16:4; sur le bonheur de l'avorton: Jb 3:11-16; 10:19); cette privation était considérée comme une calamité extrême (au même titre d'ailleurs que l'absence de progéniture). Car même aux plus pauvres, on rendait les honneurs d'une cérémonie funèbre digne.

v 4
Celui-ci en effet a été conçu pour rien, il a été détruit sans laisser de traces, son nom est enseveli sous les ténèbres.

Rab Alchikh: nommer un être, c'est le faire exister; mort-né, l'enfant part ignoré et inconnu, rejoignant le monde des ténèbres par opposition à la lumière de la vie. Ses parents n'auront même pas pu dire: "Nous avions un enfant à qui nous avions donné un (pré)nom. Mort avant d'avoir été nommé, il eût mieux valu pour lui qu'il ne fût jamais créé".

v 5
Il n'a jamais vu le soleil et il n'a rien connu de la vie. Il est bien plus tranquille que celui qui a eu une longue existence.

Jonathan: la même pensée se prolonge, comme par accumulation

Rab Alchikh: on ne progresse que par chevauchement. Le mort-né a au moins un réconfort: il n'a jamais souffert des aléas de la vie, puisqu'il n'a pas vécu; il n'a pas vu le soleil; il n'est donc pas privé de lumière; à la différence du riche qui a connu la vie et qui a dû se battre contre bien des traverses pour obtenir ce qu'il a amassé; mais il a peiné sans en retirer de récompense ni dans ce monde ni dans le monde futur. Le mort-né n'est pas angoissé par ce qu'il n'a pas eu; il n'a pas le regret d'avoir manqué son existence; il ne sait pas ce qu'il a perdu. Il ne souffre pas davantage dans le néant.

v 6
Quand bien même il aurait vécu deux fois mille ans, s'il n'avait pas goûté le bonheur, à quoi servirait-il de vivre ? Toute vie en effet aboutit au même point, la mort.

Jonathan: la pensée progresse-t-elle ?

Rab Alchikh: la pensée ne progresse pas, mais l'effet d'ensemble est obtenu par des répétitions systématiques de la même idée.

Une longévité fabuleuse, laissant loin derrière elle les records des patriarches antédiluviens, ne changerait rien à l'appréciation. "Mille ans", c'est un chiffre rond comme "cent fils". Aucun patriarche n'avait atteint le millénaire. Le nombre "mille" restait dans la limite extrême qu'aucun père n'avait franchie, comme "cent" restait le chiffre fabuleux de la fécondité. Même s'il vit deux mille ans, plus du double de l'âge maximal atteint par les personnages de Gn 5:27, quel profit retire-t-il de sa longévité puisqu'il n'a pas trouvé le bonheur ? Deux mille ans de vie malheureuse eussent été un détour inutile et cruel pour aboutir au même shéol que le mort-né. Qoh aime la formule imprécise et mystérieuse de "ce même lieu" (3;20-21) pour désigner le tombeau, la terre et le shéol, l'endroit où l'on couche le cadavre: le riche n'y sera pas plus malheureux que l'avorton; il n'y sera pas plus heureux non plus. Mais le mort-né conserverait durant tout ce temps l'avantage d'avoir été préservé d'un mal-vivre intolérable.

N.B.Il est possible qu'un scribe diligent ait mis dans la marge "deux fois" pour dire "répétition". De la marge, le mot serait passé dans le texte.

v 7
Tous les tracas que se donne l'homme sont là pour satisfaire ses appétits; et pourtant ses désirs ne sont jamais comblés.

Jonathan: il y a une idée lancinante dans le texte: celle d'insatiabilité et d'insatisfaction.

Rab Alchikh: c'est bien possible et vrai. Cette glose commente le malheur du riche qui, ne trouvant pas à se satisfaire dans les richesses, s'y fatigue pour rien.

L'homme peine pour assouvir sa faim et ses appétits, et malgré toute la peine qu'il se donne, il n'arrive à satisfaire qu'une fraction de ses désirs et besoins. Ses efforts sont pour la bouche. On nous fait savoir que la bouche désigne l'appétit* et la jouissance, et que ce second sens surtout est indiqué ici. Mais pourquoi ne serait-ce pas le sens matériel de bouche, à l'entretien de laquelle convergent les travaux et les soucis des hommes ? A la lettre, tout le travail est pour la bouche: tout se mange et tout se boit, directement ou indirectement. Et pourtant, les désirs ne sont jamais satisfaits**. Aucune nourriture ne peut satisfaire un appétit qui a toujours envie d'être ou de faire autre chose; l'homme ne peut se satisfaire d'un plaisir aussi fugitif que le manger et le boire. Le travail n'est donc ni une valeur ni une vertu ni un bien ni un remède ni l'expression de l'homme. Il est une nécessité: cela sert à manger.
* Prov 16:26: "la faim stimule l'activité du l'ouvrier, car il veut calmer son appétit".
** Prov 30:15: "Il y a trois choses qui ne sont jamais satisfaites: le monde des morts; la femme qui n'a pas d'enfants; le sol assoiffé de pluie".

v 8
Oui, qu'à en plus le sage par rapport au sot ? Qu'a en moins le pauvre qui sait se conduire honorablement parmi les vivants?

Jonathan: du sage ou du sot, quel est le plus avantageux ? Quel avantage a le sage affamé par rapport au sot qui n'a pas les capacités pour accumuler les richesses et qui par conséquent meurt également de faim ?

Rab Alchikh: la sagesse est ici la qualité qui prétend retirer de la vie le maximum de rendement et qui ne croit pouvoir y parvenir qu'au prix d'un labeur excessif. Le sage, appelé aussi le pauvre comme en 9:11-15, est celui qui a la lucidité suffisante pour se bien conduire et bien se tirer d'affaire dans les choses de la vie. Le juste est incarné dans le personnage du pauvre; il est dépourvu de biens à consommer, il n'est l'objet d'aucun privilège, sa conduite devant les hommes reste honnête et digne.

Les deux, quelles qu'en soient les raisons, souffrent de manque. Privés de bien-être, le sage et le juste ne sont pas plus avancés que l'insensé. Au nom de leur sagesse ou de leur justice, ils n'ont pas de passe-droit.

La folie est le défaut contraire qui renonce par avance à l'effort, au travail et au succès. Le sage, malgré son savoir-faire, n'en sait pas plus que le sot et il est tout aussi insatisfait. En fin de compte s'est déjà demandé Qoh, quel est l'avantage du premier sur le second ? Il conclut: "Aucun".

v 9
Il est préférable de se contenter de ce que l'on a que de se laisser happer
par ce que l'on voudrait avoir.
Car cela aussi est inutile. Autant chercher à capturer le vent.

Rab Alchikh: l'homme devrait utiliser le peu qui est à sa portée plutôt que de languir en vain après des richesses qui peuvent lui échapper.

Jonathan: au verset 9b, il y a du nouveau

Rab Alchikh: en effet, au verset 9b, c'est la dernière fois qu'apparaît l'expression "poursuite du vent"; elle coïncide avec la fin du défilé des huit situations humaines. Qoh en a terminé avec son enquête sur la "réalité" du bonheur. Jusqu'ici, il s'est intéressé à des destinées particulières (la sienne et celle des autres) ou à la destinée humaine en général, pour porter sur elles un jugement global: sont-elles oui ou non comblées sous le rapport du bonheur ? A partir de 7:15, l'enquête concernera le statut de la sagesse et de la justice, sans plus se soucier du destin personnel de tel ou tel homme. Pour cette raison, la formule considérée ne sera plus utilisée. A fortiori sera-t-elle déplacée à partir de 9:11, lorsque Qoh exhortera à cueillir, dans la limite des possibilités humaines, sa part de bonheur.

Mieux vaut s'attarder à la réalité qu'aux chimères. Mieux vaut tenir que courir.

Qoh a déjà répondu qu'il n'y avait aucun avantage du sage sur l'insensé*. Il dit qu'il n'y a rien de meilleur pour l'homme que de jouir des jouissances de la vie (2:24). Méfiance envers l'avenir et ses promesses illusoires. Le seul point fixe, c'est aujourd'hui.
* Qo 2:12-17; 3:22; 5:17-19

v 10
Ce qui existe, c'est connu depuis longtemps, et il est établi, pour ce qui concerne l'homme, qu'il ne peut discuter avec plus fort que lui.

ou bien: quiconque existe a reçu le nom d'Homme dès le départ. Et il est établi, pour ce qui concerne cet homme, qu'il ne peut discuter avec plus fort que lui.

ou bien: tout ce qui existe a reçu, dès le départ, un nom (qui le définit). L'homme, on sait qui il est et il est établi qu'il ne peut argumenter avec plus fort que lui.

Jonathan: il semble qu'à présent, Qoh fait le bilan sur les deux tranches de l'enquête sur le bonheur des hommes : 3:16-4:15; 5:7-6:9. Il a fait 9 constats ("j'ai vu") et, en 5:7, il dit: "tu vois". Sur ces dix observations, il y a trois conseils (3:22; 4:15; 5:17) et sept dénonciations d'injustice ou d'oppression (3:16; 4:1; 4:4; 4:7 ;5:7; 5:12; 6:1).

Rab Alchikh: tout a été mis en place, dès le départ, et a reçu un nom. La création des êtres coïncide avec leur nomination. Rien n'existe donc sans nom. Tout a été défini et répertorié. Rien n'a été laissé au hasard.

La prépondérance du mal sur la terre et la dépendance radicale de l'homme dans sa quête du bonheur sont de toujours: c'est l'éternelle condition humaine voulue par ce Dieu dont Qoh parvient à imposer la présence sans en prononcer le nom. L'homme est ainsi obligé de reconnaître sa propre finitude et la souveraineté divine du "plus fort". Le "plus fort", c'est Dieu qui gouverne le monde d'une manière si haute que l'homme ne saurait jamais l'atteindre.

Les injustices les plus intolérables font mettre Dieu bien à part des humains. L'homme privé de bonheur ne possède aucun recours. Et il n'est pas question d'intenter un procès à Dieu, ni même de discuter avec lui. Jérémie, le premier dans la Bible, s'était enhardi à le faire, tout en se déclarant battu d'avance (Jr 12:1-5). L'homme ne peut se dresser contre son créateur qui l'a conçu limité. Il ne pouvait en être autrement, puisque créé, il est foncièrement un être dépendant et contingent. Mais il devrait être reconnaissant pour tout ce que Dieu lui a donné de pouvoir. Car il est non-Dieu; il ne peut lutter ni avec l'ange ni avec Dieu; les desseins divins ne sont pas ceux des humains.

Jonathan: Job s'est employé longuement à réfléchir sur la question. Jb 6:28-30 par exemple annonce discrètement le thème du procès, qui sera développé dans Jb 9-10; 12-14; 23; 27; 31. Les plaintes et récriminations multipliées à l'adresse de Dieu sont inutiles; il ne peut rien en sortir. "Ce n'est pas possible d'avoir raison contre Lui. Il est trop fort et trop intelligent pour qu'on lui tienne tête", disait Job (9:4). Dieu accomplit pour chacun ce qu'il a décidé. Voilà pourquoi je perds courage devant Lui. Plus je réfléchis, plus j'ai peur de lui", disait de son côté Jérémie (23:15).

v 11
Plus il multiplie les mots, plus ces mots sont buée. Alors quel bénéfice l'homme en retire-t-il ?

Jonathan: Qoh a constaté qu'il y a de nombreuses activités qui ont accaparé l'homme pendant sa vie, comme la recherche de richesses ou de pouvoir. Il se demande ce qu'il restera, après la mort, de toute cette agitation fébrile.

Rabbi: au lieu d'élucider les questions, les paroles et mots multipliés, surtout lorsqu'il s'agit de Dieu, les embrouillent un peu plus. Parler sur Dieu, dont on ne sait rien de son visage, c'est parler vainement par allusion. Parler sur l'homme, dont on ne connaît pas l'être, c'est parler doctement avec illusion.

Réfléchir sur les événements, sur la providence, ne donne guère de prise sur le futur. C'est une entreprise sans lendemain, donc sans utilité. Il n'en résulte qu'une fatigue désespérée de l'esprit.

v 12
En effet, qui saura dire à l'homme qui traverse sa courte existence comme une ombre ce qu'il y a de mieux à faire pour lui dans la vie ?
Qui lui donnera des indications sur ce qui se passera
après lui sous le soleil ?

Jonathan: finalement, on ne saura jamais ce qui est le mieux pour l'homme pour être heureux.

Rabbi: l'homme est fragile, le bonheur précaire et la vie fugitive. L'existence est inconsistante comme l'ombre projetée par l'oiseau contre un mur*. Il n'y a rien de plus fugace et de plus insaisissable qu'une ombre; elle éveille l'idée de quelque chose qui fuit sans s'arrêter, de ce après quoi l'on court, en vain. On peut tout mesurer, peser, situer, sauf l'ombre qui n'est rien par elle-même. Elle dépend de l'objet dont elle est la projection et de la lumière qui varie sans cesse.

Jonathan : dans ces conditions, qui peut se prétendre sage ?

Rab Alchikh: seule l'exacte prévision des ultimes conséquences de nos actes pourrait nous permettre d'en décider; mais il n'y a personne pour nous renseigner là-dessus.

Seule une minorité infime a l'intelligence de comprendre quelle est la voie véritable que l'homme devrait suivre pendant sa brève existence pour trouver la vie. Mais qui peut être sûr de détenir la clé de l'authentique bonheur et de savoir si cela lui apportera la félicité par ailleurs ?

Jonathan: qui donc sait ce qu'est le bonheur pour l'homme ?

Rab Alchikh: la question prépare les énoncés suivants qui commencent par "mieux vaut". On est averti que les versets 1-10 ne donneront pas une réponse adéquate, mais constitueront un "faute de mieux": c'est tout ce que la sagesse, bonne en soi, trouve à dire et à faire. Indiquer à l'homme comment remplir de bonheur sa courte existence fugace équivaudrait à lui annoncer un avenir heureux et à lui en assurer la maîtrise des moyens et des voies. Or c'est chose impossible car Dieu seul détient le secret de l'avenir. L'enjeu de 12b et de 12a, c'est le contenu des quelques années que dure la vie humaine. Le présent a ceci de particulièrement redoutable qu'il engage l'avenir. La portée exacte du mot "avenir" est définie: il s'agit du devenir de son propre temps et destin. Ne pas comprendre son présent et ignorer son avenir, c'est se trouver dans une situation redoutable de dépendance, d'incertitude et de risque.
* "comme l'ombre" : Ps 39:7; 102:12; 144:4; Jb 8:9; l'image de l'ombre: Qo 8:13; Jb 8:9; 14:2; 17:7; Ps 102:12; 109:23; 144:4).

Certes, l'ombre (d'un mur par ex), pour fugace qu'elle soit, est aussi une zone qui intercepte les rayons d'une source lumineuse et qui joue un rôle protecteur contre les ardeurs du soleil, par exemple..

***

Chapitre VII

v 1
Une
(belle) renommée vaut mieux qu'un parfum de grand prix. Pour un homme, le jour de sa mort est préférable à celui de sa naissance.

Jonathan: le plan de la section semble être le suivant: 7:1-7: sérieux de la vie; 7:1-4 forme un tout, dont les éléments s'éclairent mutuellement. Sinon, chaque verset pris isolément laisse perplexe

Pourrait-on écrire: "Nom vaut mieux que renom ?"

Rab Alchikh: la question pourrait être: "Qui a la possibilité de savoir ce qui est le meilleur pour l'homme dans la vie?" Dans le judaïsme, un homme a trois noms: le premier, c'est celui que lui ont donné les parents; le second, celui dont les autres le désignent; le troisième, par lequel il est appelé dans le livre de l'Histoire de l'humanité, le nom qu'il a acquis en regard de sa conduite dans la vie.

Ici le nom désigne la bonne réputation et l'estime obtenues des autres hommes: celles-ci révèlent chez leur bénéficiaire des qualités spirituelles et morales; elles sont supérieures aux richesses.

Or, une excellente réputation, acquise par le zèle et les bonnes oeuvres, est plus précieuse qu'une huile coûteuse, utilisée autrefois pour l'embaumement des morts, huile précieuse dont on oignait aussi les vivants lors des jours de fête et de liesse. Symbole de bonheur et d'abondance, l'huile servait à mieux fêter la fête.

En outre une bonne renommée* assure la mémoire du mort plus efficacement que les huiles précieuses des embaumements.
* Prov 22:1: "Bonne renommée vaut mieux que grande richesse" ; préférable un nom à de grandes richesses et à l'argent et à l'or: les bonnes grâces d'autrui"; Sir 41:12-13.

Jonathan: le parfum (qui est l'impression favorable que l'on veut faire sur les autres) sent bon; il donne une sensation agréable, mais il s'évapore vite. Comme la renommée qui, même si elle est bonne, se dissipe vite....elle n'est pas durable.

Rab Alchikh: toute sagesse, renommée ou culture sont essentiellement fragiles, incertaines, temporaires, caduques. La meilleure renommée consiste à tout faire pour ne pas en avoir. L'être vaut mieux que le bien-paraître. La vie est une fuite en avant, le pouvoir un piège, la réputation un sortilège. Qui se souvient de Poincaré, d'Anatole France ou de Savonarole ? Lire le Larousse du XIXs et de ses célébrités en 1870. En 2000, tous sont oubliés. On peut dire que tout est futile, mais que cette futilité peut donner un sens à la vie. Le rêve des hommes, la folie de l'or, le projet d'entreprise n'aboutissent à rien. Il suffit de penser aux millions de livres écrits et de toiles peintes. Que restera-t-il de tout cela ? Quelques chefs-d'oeuvre, mais surtout beaucoup d'oubli.

Jonathan: La réputation peut se prolonger en renommée posthume. Le Ps 112 au verset 6 promet au juste, qui a géré ses affaires en respectant le droit, une survie sur terre dans la mémoire des hommes.

Rab Alchikh: oui, cette durée du nom se réalise dans une descendance nombreuse et cette forme d'immortalité est désirée par tout homme. Pour effacer le nom et le souvenir de quelqu'un, on souhaite l'extermination de sa postérité**. Peut-être parce que Qoh ne croit pas à une survie dans la mémoire de la postérité (2:16; 1:11), il ajoute, de son cru: "Mieux vaut le jour de la mort que le jour de sa naissance".

L'homme qui a vécu une vie exemplaire et a acquis une bonne renommée voit sa mort comme le point culminant d'une vie bien remplie et comme un passage vers le monde de la paix et de la récompense. Il n'en va pas de même pour l'heure de sa naissance, puisque l'homme naît sans savoir ce que la vie lui réserve.
** Ps 109:13-15; Jb 18:17-19: "Le méchant n'a ni lignée ni survivant ni postérité dans sa demeure".

Jonathan: on pourrait aussi comprendre de la manière suivante: au jour de sa naissance, l'homme a atteint un développement physique qui lui permet de vivre en dehors du sein maternel, mais son être spirituel et intellectuel n'a encore qu'une existence en puissance.

Rab Alchikh: en tout cas, au jour de sa mort, le vivant a fini d'actualiser son potentiel intellectuel et humain. C'est pourquoi ce jour-là, lorsque l'homme a atteint, à son niveau et pour le temps qu'il a vécu, le développement qui est le sien, est préférable au jour de sa naissance. Le jour de la mort est l'heure de vérité, celle qui permet de juger les autres jours; le jour où l'être apparaît sans ses apparences. Il ne nous appartient pas de naître ou de bien-naître, mais de bien mourir.

Personne d'ailleurs n'a demandé à naître. Si venir au monde est une grâce, que l'Eternel donne à chacun , au moment de sa mort, la grâce de sa naissance.

Montaigne écrira: "Le premier jour de votre naissance vous achemine à mourir comme à vivre (...). Le continuel ouvrage de votre vie, c'est bâtir la mort" (Essais, I, XX).

v 2
Il vaut mieux se rendre dans la maison où l'on pleure un mort que dans celle où l'on fête un vivant. La mort est le destin de tout homme et il est bon que chacun s'en souvienne
.

Jonathan: cet aphorisme n'est pas très engageant.

Rab Alchikh: au verset précédent, Qoh voulait dire que la perspective de la mort ne devait pas être évacuée de la conscience; il s'agit d'une donnée essentielle de la condition de l'homme et donc de sa vérité. La mort est le plus court résumé de la vie. Mais si "mors certa, hora incerta". Elle fixe le destin d'une existence tandis que la naissance laisse ouvert tout l'espace de l'imprévisible et du possible à-venir. Mourir, c'est perdre l'être-au-monde et le pouvoir-devenir. C'est entrer dans l'achèvement de l'être. La maison de deuil rappelle au vivant sa propre fin et lui donne l'occasion impérative d'y réfléchir. C'est là, ne serait-ce qu'un court instant, qu'apparaissent les vraies questions.

Les promesses d'une nouvelle vie ne sont pas illimitées. Quand on fréquente les endeuillés et que l'on écoute les éloges funèbres, chacun prend conscience que la seule valeur sûre, c'est une bonne réputation; chacun prend alors la résolution de s'assurer un nom qui ne sera pas flétri le jour de sa mort.

O mon dieu, donne à chacun sa propre mort; donne à chacun la mort née de sa propre vie.

v 3
La douleur est préférable à la jovialité, elle rend le visage triste mais elle met du coeur au ventre.

Jonathan: l'homme est un apprenti, la douleur est son maître. Le vocabulaire de "sagesse", discret en Jb 3 à 6, revient en force.

Rab Alchikh: la maison où l'on festoie n'est pas recommandée parce qu'elle est le lieu du rire, au sens péjoratif de Qoh 2:2; elle est une façon de s'étourdir par la jouissance, que Qoh condamne, et elle ne rend pas l'homme heureux. Ce n'est pas le rire de la plénitude ou de la réjouissance, mais celui du ricanement, de la raillerie et de la dérision.

Pour juger de la vie, mieux vaut regarder à sa fin qu'à son commencement; mieux vaut la réflexion douloureuse près du cadavre d'un être cher que les folles dissipations et les trop joyeux banquets. Mais le sérieux de la vie peut très bien s'allier à la joie et à la bonne humeur.

Il faut en tout cas préférer la mort à cette maison de joie et de leurre, pire que la mort.

v 4
C'est dans les maisons où les hommes souffrent qu'on rencontre des sages et c'est dans les maisons où l'on s'amuse qu'on trouve des insensés.

Jonathan: toujours aussi enthousiasmant.......!

Rab Alchikh: les sages sont là où l'on pleure, parce c'est là qu'on voit lucidement les choses telles qu'elles sont. Les insensés sont là où l'on s'étourdit, parce qu'ils ne cherchent qu'à éviter de voir les choses en face et à vivre dans l'illusion. Dans leur philosophie de la vie, il n'y a pas de place pour une méditation sérieuse sur le sens dernier de toute chose. Ils vivent au jour le jour, superficiellement, sans réflexion et sans recul. Pourtant l'adversité est une bonne école pour l'apprentissage du bonheur (Prov 12:13).

v 5
Il vaut mieux écouter les réprimandes averties d'un homme sage que les sérénades bouffonnes d'un sot.

Jonathan: Qoh dit avec bon sens que si la critique est dure à digérer, elle est en tout cas bénéfique car elle contribue à améliorer l'individu.

Rabbi: Qoh passe en effet à un autre conseil.

La sagesse est fragile; il faut la reconquérir sans cesse. La liberté est indispensable pour qu'un homme devienne sage; il faut, pour cela, qu'il ait la liberté d'être fou. Celui qui est foncièrement sage, lorsqu'il commet un faux-pas, se laisse reprendre et convaincre sans peine par une parole d'exhortation ou de persuasion plus que par la menace d'un châtiment corporel*. "Réprimande"** peut évoquer toute l'éducation à la sagesse, la "discipline" qu'elle veut inculquer par ses reproches, ses mises en garde et ses exhortations, tout le programme de vie sage, avec ses exigences de maîtrise de soi, de réflexion, de prudence, d'application au travail, de loyauté, de justice***. Tout cela reste valable même dans un monde où bonheur et malheur échappent à l'initiative de l'homme, un monde où aucune récompense n'est assurée. Les insensés prônent la débrouillardise, l'absence de scrupule, la facilité et c'est un chant qui flatte l'oreille; il est tentant de céder à la séduction des sirènes de la folie.
* cf Prov 19:25; 13:1: "l'esprit fort n'écoute pas le reproche".
** le mot "réprimande", rare (Pr 13:1; 17:10) fait penser que Qoh n'est pas l'auteur du v 5, mais qu'il cite une sentence préexistante d'excellente facture d'ailleurs
*** sur l'avantage de la réprimande : Prov 27:5-6: "Mieux vaut un franc avertissement qu'une amitié trop réservée. Les reproches d'un ami prouvent sa loyauté, les baisers d'un ennemi sont trompeurs".

Le crépitement indiscret (peut-être une réflexion qui n'est pas à sa place cf 2:26b et 6:9b).

v 6
Car le rire du sot, c'est comme la crépitation des épines qui brûlent sous le
chaudron.
Il n'a aucun sens.

Rab Alchikh: Qoh rompt le charme: les broussailles craquent et s'enflamment dans un embrasement grondant, puis le crépitement s'estompe rapidement et elles réchauffent tout doucement la marmite. Le bruit des épines qui donnent un feu ardent, mais de courte durée, représente le rire discordant de l'insensé; ce rire éclate avec fracas et expire sans aucun objet. Mais ces éclats de rire sont sans portée, superficiels, voire artificiels. Ils sonnent creux; ils sont comme les ronces qui crépitent sous le chaudron: elles font beaucoup de bruit pour ne dégager qu'une chaleur de peu de durée et donc de peu d'efficacité. La joie espérée est superficielle, creuse et inconsistante; elle est semblable à une flambée d'épines aussi bruyante qu'inefficace.

v 7
L
e pouvoir peut rendre fou un homme sage; les pots-de-vin peuvent le rendre malhonnête.

Jonathan: il n'y a que deux catégories d'hommes: les oppresseurs et les opprimés. Il y a deux choses qui peuvent pervertir le sage: l'oppression poussée à l'excès et qui rend fou et le pot de vin qui rend pervers.

Rab Alchikh: c'est bien analysé. Qoh ici ni ne juge ni ne met en garde: il constate la fragilité du sage, déplore la résistance opposée à la sagesse par le mal régnant, dans un monde vraiment tordu. Là où l'argent est roi, le sage le plus sage peut, s'il n'y prend garde, perdre la tête. Le triomphe du mal est tel qu'un sage, sous le poids de l'oppression, peut changer de bord, emprunter les raccourcis apparents vers le bonheur et pratiquer la malhonnêteté sous toutes ses formes. Tel autre, atteint par la contagion de la corruption, cède à l'appât d'un profit rapide, reniant tous ses principes d'homme de probité. La tradition condamne les pots-de-vin. Ainsi Pr 15:27: "L'homme trop avide d'argent attire la ruine sur sa famille. Celui qui ne se laisse pas acheter aura longue vie"; cf Prov 17:23. On sait qu'aucun homme n'est incorruptible*. Même la sagesse qui conduit à Dieu peut être pervertie par l'oppression.
* Ex 23:8; Mi 7:4

v 8
Il vaut mieux conduire avec persévérance une affaire à son terme qu'entreprendre des choses dans la présomption/précipitation.

Jonathan: un homme sage devrait toujours prévoir le résultat de chacune de ses actions et agir en conséquence.

Rabbi: l'enseignement est traditionnel: à la lumière de 6:10-12, on doit entendre le texte de l'attitude à prendre devant les contrariétés du sort ou devant l'imprévu du gouvernement divin.

Le sage agit sans précipitation, ne s'emporte pas à la première difficulté rencontrée, et pratique la vertu de patience. Mieux vaut la réalité, si humble soit-elle, que les plus belles promesses. Que restera-t-il des espérances et des festins ? Seul le jour de la mort permettra d'établir le bilan de la vie.

v 9
Ne te mets pas intérieurement trop vite de mauvaise humeur; car ce sont les sots qui s'irritent le plus facilement.

Rab Alchikh: le sage supporte les contrariétés avec mansuétude, le sot s'irrite avec orgueil. S'irriter est folie, par méconnaissance de la liberté souveraine de Dieu. Si tu trouves la moindre excuse pour écarter la colère, écarte-là.

Conseil: " Ne deviens pas l'ami d'un homme irascible" (Prov 22:24).

v 10
Ne te demande pas: "Comment se fait-il que les temps anciens aient été meilleurs que les jours d'aujourd'hui ?" Car ce n'est pas la sagesse qui te fait poser cette question.

Jonathan: les aphorismes se bousculent...

Rab Alchikh: oui, ce sont des sentences hétéroclites. Qoh n'écrit pas un traité de sagesse, mais un traité du bonheur. Il ne nous apprend pas ce qu'est un sage, comme les autres livres sapientiels, mais il nous avertit que la situation des hommes est, depuis toujours, la même; il est faux de crier à la nouveauté (1:9;3:15); le bonheur peut fleurir de nos jours encore.

Il en est qui critiquent systématiquement le temps présent pour se donner des airs de gens entendus. Certains pensent que de nos jours il est plus difficile de servir Dieu qu'autrefois: c'est un problème absurde .

Il ne faut pas porter ses regards vers les temps anciens avec nostalgie ni vers les temps futurs comme en rêve. On trouve le présent invivable, au nom d'un passé introuvable et d'un futur inimaginable. On est en plein surréalisme. Chaque époque a ses sages, ses réussites et ses espoirs, et aussi ses mirages.

v 11
La sagesse a autant de prix qu'un patrimoine. Elle est un bienfait pour tout être humain qui vit sous le soleil.

Jonathan: les versets 11 et 12 sont inséparables. La question posée est: "Quel profit y a-t--il à la sagesse qui est la source de tous les biens ? Il faut lire Prov 3:13-18; Sir 1:16-20; 4:12-15.

Rabbi: l'ironie de Qoh est dévastatrice. Il vient de dire que la sagesse est fragile puisqu'il suffit d'un cadeau pour tourner la tête du sage (7:7). Le sage est un homme qui utilise sa science pour acquérir les biens de ce monde. La sagesse, bonne à faire du profit, est elle-même, en même temps, un patrimoine inestimable.

v 12
Comme l'argent met à l'abri
(du besoin), la sagesse met à l'abri (du danger). Il est avantageux de la connaître, car elle donne des raisons de vivre à ceux qui la possèdent.

Jonathan: nous voilà devant deux garde-fous.

Rab Alchikh: l'argent, moyen pratique d'échange, permet de vivre; la sagesse, savoir pratique, peut assurer la richesse et permet, en ordonnant la vie, de bien vivre (cf 1 R 3:5). Mais tous deux ne donnent que des abris précaires. N'empêche, c'est la sagesse qui est avantageuse en toute situation, même en l'absence de bonheur. Qu'y a-t-il en effet de mieux pour l'être heureux ? La richesse peut être la cause de la mise à mort de son propriétaire par des gangsters, tandis que la sagesse est spirituelle et n'expose pas, de prime abord, à la mort physique.

impuissance de la vertu à assurer le bonheur (5ème développement 7:13-9:10)

v 13
 Observe l'oeuvre de Dieu. Qui est capable de redresser ce qu'il a courbé ?

Jonathan : peut-on dire qu'il y a absence de sanction morale (7:13-15) ?

Rab Alchikh : c'est un nouveau coup d'oeil jeté sur la providence, sur l'oeuvre divine. Dieu est le seul décideur et son oeuvre est bonne. Sa providence est d'une universalité qui s'exerce sur le mal comme sur le bien.

L'homme a reçu de la divinité la vie, et son bonheur, c'est d'agir en conformité avec le projet divin sur l'humanité. C'est cela la vision juste de la droiture. Il faut se laisser instruire par le réel.

"Ce qu'il a tordu" est une référence à Adam. Dieu créa le premier homme et, lui montrant le jardin, lui dit: "Voici mon oeuvre. Regarde comme elle est belle et digne de louanges. Tout ce que j'ai créé, je l'ai créé pour toi. Fais attention de ne pas détruire mon univers". Ce n'est pas ce qui est arrivé, après que l'homme, poussé par le mauvais penchant, toucha à l'arbre de la connaissance du bonheur et du malheur.

Aujourd'hui encore, l'être humain est souvent contré dans son aspiration au bonheur par un monde à l'envers: ce qui est tordu, c'est l'homme courbé sous l'oppression, plié sous les injustices, contrarié dans ses projets. Cette loi inflexible de la condition humaine est de toujours; la question du meilleur accès au bonheur restera sans réponse. La pensée de la mort convaincra l'homme de sa finitude et lui facilitera la soumission à Dieu. Elle est également bénéfique à l'homme heureux; elle lui rappellera qu'il vit dans un monde où sage et fou auront un sort unique et identique; elle l'aide à se mettre à sa juste place en face de Dieu; elle lui fait mesurer les limites de son bonheur. Il est donc insensé, voire impossible de se révolter contre son destin, sinon en mots.

v 14
Lorsque les choses vont bien, sois dans la joie. Lorsque les choses vont mal, réfléchis. Dieu équilibre le bonheur et le malheur de sorte que personne n'ait rien à redire contre Lui.

Jonathan: voilà une bonne argumentation

Rab Alchikh: lorsque j'étais comblé et heureux, je ne me suis jamais dit: "Pourquoi moi ?". Vais-je le dire maintenant que je suis dans le malheur et l'infortune ? Oui, c'est Dieu qui, comme cause première, donne à l'univers ses lois d'équilibre. Et cet équilibre naît de l'interaction des contraires.

Rabbi Meir dit: "Quand Dieu a créé quelque chose dans le monde, il a aussi créé son contraire. Il a créé des montagnes et des vallées, des océans et des rivières, de l'eau au milieu des terres. La dimension de l'univers avec ses étoiles, ses galaxies et le lointain cosmos est virtuellement infinie; la petitesse des atomes et de leurs composants dépasse l'imagination. Les orbites des étoiles et des planètes sont comparables aux orbites des électrons autour du noyau des atomes. La matière est le plus souvent chargée de charges électriques opposées, positives et négatives. Le champ magnétique a des pôles opposés. Certaines matières existent depuis des millénaires, alors qu'il y a des particules dont l'existence ne dure qu'une fraction de seconde. La science n'a pas encore découvert les limites extrêmes du froid et du chaud. Il y a les mâles et les femelles, la lumière et l'obscurité, les donneurs et les receveurs, autant d'exemples du rapport de symétrie existant dans la création."

v 15
Durant ma brève existence, j'en ai vu des choses
: ici un homme honnête qui meurt malgré sa droiture; là un malfaiteur qui continue à bien vivre, malgré sa méchanceté.

Jonathan: dans la théorie de la rétribution temporelle, le juste vit de longs jours (lire Prov 10:27; 16:31), tandis que le méchant a des jours abrégés: lire Prov 10: 27; Ps 37:2; 55:24; 73:18-20.

Rab Alchikh: on connaît le scandale classique auquel se heurte la thèse de la rétribution sur terre: les justes échouent là où les malfaisants réussissent. Pour sauvegarder l'idée de rétribution juste, quelques psaumes présentent un dénouement mérité pour les méchants. On lit dans le Ps 37:35-36: "J'ai vu le méchant triompher et s'élever tel un cèdre du Liban. Je suis repassé par là, et voici qu'il n'était plus". Ce verset fut relu ainsi par Racine, dans Esther, acte III, scène IX: "J'ai vu l'impie adoré sur la terre. Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux son front audacieux. Il semblait à son gré gouverner le tonnerre, foulait au pied ses ennemis vaincus: je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus".

Ce n'est évidemment pas le cas avec Qoheleth qui critique ici la thèse classique sur la rétribution temporelle. Il a constaté de visu les démentis infligés au système classique de rétribution. Il ne prétend pas que tous les justes périssent prématurément et que tous les méchants ont une vie douce et longue. La réalité ne saurait être ainsi codifiée. Il constate simplement les faits et les utilise.

C'est pour trois raisons, semble-t-il dire, que Dieu se montre longanime envers les méchants dans ce monde: peut-être vont-ils se repentir ? Peut-être accompliront-ils l'un ou l'autre commandement pour lesquels Dieu peut les récompenser ? Et peut-être engendreront-ils des justes ? Dieu s'est montré longanime envers Achaz lui permettant de régner durant 16 ans (2 R 16:2) parce qu'Ezéchias devait descendre de lui.

Il faut donc se garder de céder au réflexe des justes atteints par le malheur.* Puisque les faits démentent les espérances, il ne faut pas mettre le bonheur dans l'accomplissement des sanctions terrestres.
* cf Jr 12:1b-2a; Job 21

Extrait de la Théodicée babylonienne:
On exalte les paroles du notable, qui a l'expérience du meurtre
mais on rabaisse le pauvre hère qui n'a fait de mal à personne
On maintient aux honneurs le scélérat qui abomine la justice,
mais on chasse le juste attentif aux volontés de Dieu.
On remplit d'or le trésor du forban
mais on vide de ses provisions le grenier du malheureux .
On renforce le pouvoir de l'arrogant chez qui tout est péché
mais on anéantit le faible et l'on repousse le chétif.
Et moi l'insignifiant, le nouveau riche me persécute.

v 16
Pour cette raison, ne cherche pas à être juste à l'extrême ni sage à l'excès. Pourquoi te miner la santé
avant l'heure ?

Jonathan: toute démesure est dommageable

Rab Alchikh: il y avait deux maximes célèbres gravées sur le temple d'Apollon de Delphes: "Connais-toi toi même", et "Rien de trop". Le sage d'Israël rejoint ici la seconde, qui voulait que l'homme se montre, en tout, plein de mesure et ne dépasse jamais les limites du raisonnable. Car vouloir être juste et/ou sage à l'excès, en ne comptant que sur ses propres ressources ou sur ses capacités de réflexion et de savoir-faire, c'est être imprudent, présomptueux ou ridicule; c'est prendre des risques d'échec et de déséquilibre personnel; la trop grande sûreté de soi risque d'émousser la lucidité. Le sage, isolé dans sa solitude et dans sa démesure, se condamne à ne plus l'être.

Cette notion d'excès se trouve dans toutes les critiques de Qoh. Il faut lire, pour s'en convaincre Qoh 1:12-18: sagesse à l'excès; Qoh 2:12-23 ; 2:1-10 plaisir à l'excès; Qoh 3:1-15 travail à l'excès ; Qoh 5:9s instabilité excessive des richesses. Medius tutissimus ibis.

Celui qui est trop pointilleux, dit le Talmud, est un pieux imbécile. Le traité donne l'exemple classique d'une piété exagérée, celui d'un homme qui, voyant une femme en train de se noyer, dit: "Cela ne se fait pas de regarder une femme ! Je ne peux la sauver". Et, dans sa grande piété, il la laisse se noyer.

v 17
Ne te laisse pas emporter par la méchanceté; ne sois pas déraisonnable. Pourquoi
(vouloir) mourir avant l'heure ?

Jonathan: Euripide disait: "Rien de trop vaut mieux que trop pour moi" (Hippolyte, 264-5)".

Rab Alchikh: Qoh ne se donne pas comme un moraliste, c'est un philosophe, un observateur en face d'un problème limité: Où est le bonheur ? Où le bonheur n'est-il pas ? Ses conseils de prudence et de méfiance ne dénoncent que les excès qui empêchent la recherche et l'évaluation de la bonne mesure du temps de vivre.

Or, pour lui, le bonheur n'est dans aucun excès, ni de sagesse ni de méchanceté. Il ne faut être ni trop pieux ni trop sage; l'excès en tout est un défaut. Il faut vivre le relatif dans la libération du souci accablant de l'inquiétude du lendemain, et garder l'esprit critique contre ce qui est tenu couramment pour vérité définitive; seules les choses relatives sont à notre portée. Il faut savoir en toute chose raison garder et vivre dans la persévérance. L'honnêteté a sa justification en elles-même (7:5-6). En adoptant le parti de la méchanceté, on risque l'accident cardiaque avant son temps; comme Saül qui est mort à cause de ses péchés : "Saül est mort parce qu'il a été infidèle envers le Seigneur: il a négligé d'obéir à ses commandements, et même évoqué l'esprit d'un mort pour le consulter" (1 Ch 10:13).

v 18
Il est bon que tu saisisses ceci sans pour autant laisser courir cela; car celui qui révère Dieu mettra en pratique l'un et
l'autre (de ces deux conseils : contre la présomption et contre la défection).

Jonathan: Qoh dit souvent une chose et son contraire. Quel est le portrait du sage ?

Rab Alchikh: le sage, c'est celui qui a le sens de la transcendance et de la souveraineté de Dieu, en même temps qu'il a celui, corrélatif, de la contingence aléatoire de l'histoire. Il est l'homme qui vit la contradiction, parce que la chose et son contraire sont vrais. Cet homme-là seul peut tenir la juste attitude. Il ne prétendra pas forcer la main de Dieu ni infléchir son gouvernement par un redoublement de sagesse et de rectitude morale. Il ne cédera pas non plus à la tentation de l'injustice. Il ne sera ni trop sûr de lui ni trop timoré devant l'ampleur de l'aventure et de ses propres limites.

"Révérer Dieu", c'est le seul moyen d'accéder à la plénitude de la sagesse; c'est l'un des rares conseils religieux donnés par Qoh. On a toujours raison dans ce qu'on affirme et toujours tort dans ce qu'on nie.

conseils de modération et de clémence

v 19
 La sagesse rend le sage plus redoutable que dix dirigeants au pouvoir dans une ville.

Jonathan: il y a dix commandements dans la Loi (Ex 34: 28); il y a eu dix plaies d'Egypte (Ex 7:14s) ; il y a les dix dits de Dieu au moment de la création (Gn 1: 3s); Booz a pris dix témoins pour épouser Ruth (Ruth 4:2s).

Rabbi: le nombre "dix" est le chiffre des dix doigts, des deux mains tendues vers le ciel; il exprime donc l'action de l'homme qui a deux possibilités. En fait, le nombre 10, c'est 5 et 5 ; or 5 est le chiffre de la main droite de Dieu, désignant l'agir divin; il est alors le nombre heureux et parfait à cause de son rapport avec l'unité et à cause des dix préceptes de la Loi (cf 5 livres de la Torah ; 5 livres des Psaumes). La référence aux dix chefs est peut-être une allusion aux 10 chefs qui se trouvaient à la tête des cités grecques*
*Lire Si 37:14: "L'âme d'un homme l'avertit habituellement mieux que sept veilleurs postés sur les hauteurs pour faire le guet".

Ici le nombre "dix" signifie "beaucoup". Il veut dire que la sagesse est supérieure à la protection qui est assurée à la ville par les pouvoirs locaux. Elle a aussi plus de pouvoir que les dix principaux organes de l'homme: les yeux, les oreilles, les mains, les pieds, la bouche et le coeur qui donnent la mobilité à l'homme et qui peuvent l'égarer.

La vraie sagesse est donc celle qui se situe entre la soumission à l'agir divin et qui est consciente de ses limites (7:1-14). Cette sagesse confère, devant les aléas de la destinée, une maîtrise supérieure à l'autorité additionnée de dix gouverneurs dans une cité. Cette force tranquille provient de la lucidité avec laquelle on regarde les choses de la vie et la sérénité avec laquelle on vit les limites et les chances de la condition humaine.

Jonathan: ce n'est donc pas parce qu'il est plus sage que le sage est plus fort que ceux qui sont au pouvoir.......

Rab Alchikh: sa supériorité, c'est de savoir que tout homme est injuste et que personne ne fait le bien. Il est sage parce qu'il sait que toutes les promesses des politiques, c'est du vent; il est sage parce qu'il sait ce qu'il y a dans l'homme. Cette disposition intellectuelle a la vertu de le rendre vigilant et en état d'alerte: tout ce qui paraît trop facile, trop vite promis, trop vite conclu, c'est souvent du vent.

v 20
En effet, il n'existe nulle part sur terre d'homme assez juste pour faire le bien sans jamais faire de faute.

Jonathan: ce verset semble lié au v 16.

Rab Alchikh: oui, c'est un verset d'or, exprimant une vérité qu'on retrouve en maint endroit de l'A.T.* Il nous révèle qu'il n'y a pas de justice absolue pas plus que de sagesse souveraine, qu'une parfaite rectitude est impossible. Il rappelle la prière de Salomon au moment de la Dédicace du Temple: "Il n'est pas d'homme qui ne pèche" (1 R 8:46). Dieu, selon Job, pose à l'homme des exigences exorbitantes; comment peut-il demander d'être pur à celui qu'il a créé impur** ?
* Ps 51:7; 130:3; Prov 20:9; Jb 14:4; 15:14-16; 25:4-6.
**Jb 14:4: "Qui tirera le pur de l'impur? Personne".

v 21
Ne prête pas non plus attention à toutes les paroles que l'on débite
(autour de toi); ainsi tu n'entendras pas ton domestique dire du mal de toi.

Jonathan: bien des personnes sont déstabilisées par le mal qu'on dit à leur encontre.

Rabbi: selon les Ecritures, il faut éviter d'avoir un comportement méprisant et dépréciateur; il ne faut pas être sensible à la médisance et ne pas faire attention à ce que les autres disent sur soi. Un maître habitué au respect sera plus sensible au manque de déférence venant d'un serviteur qu'il a sans doute bien des fois obligé. Le motif d'abstention conseillée n'est pas très élevé. "Laissons-les dire pour qu'ils nous laissent faire", disait un maître de ses domestiques.

v 22
Car tu sais très bien qu'à de nombreuses reprises, tu as toi aussi dit du mal des autres.

Jonathan: les vv 21 et 22 forment un tout, sans attache avec ce qui précède.

Rabbi: notre sage démontre le caractère illusoire d'un propos de perfection morale absolue. Il conseille au lecteur de se regarder en vérité. Il a certainement entendu un serviteur pester contre lui, contre ses sautes d'humeur, ses remarques impatientes, ses injustices. S'il ne l'a pas entendu, on le lui a rapporté. Nier cela signifierait qu'on est de mauvaise foi ou qu'on se bouche les oreilles à tout ce qu'on dit. Mais alors, même sourd à ce qui se dit, le lecteur devrait entendre la voix intérieure de son coeur lui rappeler qu'il peste lui-même contre un chacun, et que personne ne trouve grâce devant son regard critique. C'est donc qu'il n'a jamais rencontré autour de lui le "juste qui fait le bien sans jamais pécher". Serait-il lui tout seul cette perle rare ? Et puis, sa critique d'autrui est-elle toujours juste? Voilà qu'on se retrouve renvoyé à soi-même, alors qu'on cherchait à redresser les torts chez autrui.

sagesse inaccessible

v 23
 Tout cela, j'en ai fait l'expérience par la sagesse. J'ai pensé pouvoir devenir sage moi-même. Mais c'est une chose qui m'est inaccessible
.

Jonathan: Qoh sait se montrer lucide

Rab Alchikh: Qoh est conscient d'avoir procédé avec méthode et sérieux, avec le souci de tout appuyer sur l'expérience. Il n'est pourtant pas parvenu à comprendre le gouvernement divin ni à découvrir le chemin de la réussite humaine. "Ce qui est", c'est-à-dire toute la marche du monde et toutes les données de la destinée humaine, reste hors de portée et se refuse à livrer un sens cohérent, exploitable pour les projets humains.


v 24
L'univers
est immense et énigmatique; oui, si impénétrable ! Qui pourrait le comprendre ?

Jonathan: Qoh a pris la mesure de ses limites

Rab Alchikh: tout ce qui existe est complexe et simple à la fois; le réel est un mystère sans fin. Chaque vérité découverte en fait jaillir deux autres à trouver; le sujet qui connaît est limité; l'objet à connaître est illimité. Qoh se rend compte que tout est incompréhensible: ce qui existait avant la création, ce qui est au-dessus et en-dessous; l'homme est nu par les limites de son intelligence devant la grandeur infinie de la création divine. On aurait plus vite fait d'arriver aux extrémités du monde que de rejoindre le passé.

v 25
Moi, en tout cas, je me suis employé avec passion à connaître, à explorer et à rechercher ce que sont la sagesse et le sens des événements. J'ai compris que la méchanceté, c'est folie
et que la folie, c'est absurdité.

Rab Alchikh: Qoh emploie trois verbes "connaître, explorer, chercher" pour souligner la sagacité de son investigation.

v 26
Je trouve, moi, plus amère que la mort la chausse-trappe qu'est la femme lorsque son amour est
(comme) un filet et que ses bras sont (comme) des chaînes. Celui qui est agréable à Dieu lui échappe, mais celui qui commet le péché se laisse prendre par elle.

Jonathan: Qoh veut-il dire que toute femme est, par elle-même, un traquenard, un piège, le mal
Qoh est-il misogyne ? Ou est-il fasciné par la puissance de séduction des femmes ?

Rab Alchikh je crois qu'il faut plutôt comprendre la formule en y mettant une conjonction de temps ou de cause: "Je trouve plus amère que la mort la femme "lorsqu'elle est" ou "parce qu'elle est" un traquenard.

Qoh sait distinguer entre la femme mauvaise qui séduit l'homme par ses charmes érotiques, dont le coeur, sournois et ensorceleur, est toujours prêt à tendre des pièges et aux griffes de laquelle personne ne peut échapper à ses griffes, et les femmes dont il ne craint pas de chanter la vertu comme le fait Prov 18:22 : "Trouver une femme, c'est trouver le bonheur"*.
* et Prov 31:10s où il fait l'éloge de la femme de valeur

Jonathan: ce qui a frappé Qoh, c'est la formulation absolue de certaines sentences négatives et définitives des Proverbes sur la femme: c'est "la" femme qui est un piège. Le livre des Proverbes ne manque pas de passages qui mettent en garde contre la séduction mortelle de la prostituée, la professionnelle de l'amour, comme Prov 5:3-14; 7:5-27; 23:27-28 et surtout en cas d'adultère Prov 22:14a dit à ce propos: "Les paroles séductrices des femmes infidèles constituent un piège redoutable".

Rab Alchikh: ce ne sont donc pas l'être de la femme ni sa vérité qui sont ainsi visés, mais ils "peuvent" l'être. Ce n'est pas la femme en soi qui est piège, mais la femme est terrible "quand elle devient" un piège, une chaîne (comme la parole qui est le bien par excellence lorsqu'elle veut du bien).

Sommet de la création puisqu'elle vient en dernier, elle est l'achèvement, la dernière perfection apportée à la création; elle complète l'homme inachevé et forme avec lui l'image de Dieu, par l'amour qui les porte et qu'ils se portent. Mais lorsqu'elle remplace l'amour par la séduction, la liberté amoureuse par la captation du sexuel, alors elle est plus amère que la mort.

Lire le Cantique des Cantiques: "L'amour est fort comme la mort" (Ct 8;6).

Quand le meilleur devient mauvais, c'est le pire qui devient maître; corruptio optimi pessima. On voit ainsi, dans 1 R 11:3, que les femmes étrangères ont été la cause de la perte du roi Salomon. Non seulement il n'a pas trouvé par elles sagesse et raison ni auprès d'elles satisfaction et accomplissement. Mais l'amour n'a pas été accompli et, bien plus, les femmes ont détourné son coeur vers d'autres dieux. Il se mit à adorer Ishtar et les idoles, "hebel".

Qoh a perçu la misogynie d'un certain courant de sagesse. Il trouve que ce n'est pas le dernier mot sur la femme.

v 27
J'ai eu pour dessein, dit le Qoheleth, de trouver le savoir et, pour cela, j'ai fait observation sur observation pour parvenir à une conclusion.

Jonathan: Qoh semble avoir accumuler une longue expérience humaine

Rabbi: Rachi dit qu'ici Qoheleth signifie une "accumulation de sagesse" et ne désigne pas Salomon. C'est la raison pour laquelle le mot "qoheleth" est ici au féminin.

Qoh a découvert au cours de ses longues années de réflexion et d'observation ce principe fondamental: pour porter une appréciation juste sur n'importe quelle réalité, il convient d'en considérer tous les aspects et de les vérifier sans cesse. Un jugement global comme celui du verset 26 n'est solide que s'il résulte de plusieurs observations répétées qui se recoupent.

v 28
J'ai cherché
(longtemps) sans résultat. Ce que j'ai trouvé, c'est qu'un homme sur mille est digne de ce nom, mais que sur un très grand nombre de femmes, pas une seule parmi elles n'a paru digne de respect.

Jonathan: nous voilà en plein climat d'optimisme sur l'homme et la femme.....

Rabbi: Qoh, observateur impitoyable, décrit le caractère inaccessible de la sagesse, malgré la continuité et la ténacité de ses efforts. Il aurait souhaité trouver de nombreux collaborateurs pour sa recherche. Hélas ! Tout en affirmant la supériorité du sexe fort et tout en partageant l'opinion répandue dans toute l'Antiquité de l'infériorité de la femme, il enfonce le clou: sur mille hommes, il n'en a trouvé qu'un petit nombre qui était dignes et capables de collaborer avec lui dans ses investigations sur la sagesse. Les femmes ? Elles furent plus rares encore. D'ailleurs, les femmes, parlons-en : Salomon, le sage par excellence, fut entraîné vers la faute par ses sept cents femmes "légitimes" et ses trois cents concubines (1 R 11:3). Soit mille femmes.

v 29
Voici en tout cas la seule chose que j'ai comprise: Dieu a fait l'homme simple et droit, mais eux ils ont multiplié les artifices.

Jonathan: ce verset semble sans lien avec les précédents. Qoh semble dégager la responsabilité de Dieu par rapport au désordre qui règne dans l'esprit des hommes car l'homme est par définition un inventeur d'artifices/de subtilités

Rabbi: Dieu a créé l'homme "simple", c'est-à-dire intègre et "droit", c'est-à-dire sans détours et sans aspérités. C'est un hapax chez Qoh. En Es 26:7b; Jr 31:9 et Ps 1O7:7,"yashar" qualifie un chemin nivelé, "égalisé", sur lequel on n'achoppe pas. Qu'ils soient mâles ou femmes, le Créateur a déposé chez tous des ressources de rectitude morale. Il les a dotés tous des mêmes qualités d'esprit et de coeur. A eux de les développer !

Les mâles ne sont donc pas supérieurs; l'égalité est constitutive de tous les humains. Mais quand Eve eut été créée à partir du côté d'Adam, et qu'Adam et Eve devinrent deux, "ils" ont cherché par maints artifices à se passer de Dieu. L'être humain perdit alors sa simplicité naturelle et, au demeurant, la sagesse. Depuis, il marche droit sur des chemins tortueux, sur des Holzwege qui ne mènent nulle part.

***

Chapitre VIII

v 1
Qui est comme l'homme sage et qui peut dire qu'il sait interpréter le sens des événements ? La sagesse d'un homme illumine son visage et transfigure
la rudesse de ses traits.

Jonathan: c'est un verset optimiste sur le sage et la sagesse; l'homme a tout à gagner à chercher la sagesse; car seul le sage connaît le poids des mots et le secret des choses.

Rab Alchikh: oui, par sa sagesse, l'homme gagne l'admiration de tous ceux qui le connaissent, ce qui réjouit son coeur et fait rayonner son visage. Si 13: 25 l'écrit lui aussi : "Le coeur de l'homme modèle son visage en bien ou en mal". L'expression "illuminer le visage" est appliquée à Dieu*. Elle montre en exercice la bienveillance de Jahwé. La richesse accroît les soucis et vole le sommeil (2:23): la sagesse en revanche illumine sa face; elle rend un homme bienveillant, rayonnant, paisible; elle sérénise ses traits. L'intelligence rend beau et bienveillant. Il n'est rien d'intérieur qui ne se traduise par l'extérieur. Au contact d'un être serein, l'homme le plus intraitable se transforme et s'adoucit. En Dt 28:50, une nation "dure de visage" est celle qui ne témoigne aucun égard aux vieillards, aucune pitié aux jeunes.
*
Ps 31:17; 67:2; 80:4.8.20; 119:135; Dn 9:17.

v 2
Moi je conseille ceci : lorsqu'un roi donne un ordre, il faut lui obéir au nom du serment qui a été prêté devant Dieu

Jonathan: faut-il obéir au roi sans réticence ni murmure ?

Rabbi: on peut comprendre le serment soit comme celui fait à Dieu d'être fidèle au souverain soit le serment que Dieu a fait de le protéger (Ps 89:20-38). Le serment de Dieu* était celui où le nom de Dieu intervenait; le serment de Dieu prêté à un roi était le serment d'alliance passé entre le roi et son peuple et sanctionné par des garanties divines (2 R 11:17). Un sujet fidèle ne contrevenait pas aux ordres du roi à cause de l'alliance qu'il avait contractée avec son monarque devant Jahwé. Ainsi les israélites ont respecté les rois, même dans leurs faiblesses (cf celle de David 1 R 2:17).
*Ex 22:10; 2 R 21:7

Qoh parle d'hommes en relation administrative ou politique étroite avec le roi, comme ses ministres ou ses agents. L'ordre du roi doit être suivi au nom du serment d'allégeance aux commandements de Dieu faits à l'Horeb et lorsqu'il est en concordance avec les exigences de la Torah ? Si le roi prend une décision que l'on juge intempestive ou arbitraire, la prudence demandera que le conseiller royal l'admette ou s'y conforme. Il ne s'obstinera pas en cas de désaccord avec son souverain.

v 3
Ne cherche pas
(trop vite) à te dérober devant lui, ne t'obstine pas dans une mauvaise passe, car ce qu'il veut, il l'obtient.

Jonathan: ainsi considéré, le roi est le maître absolu, à l'autorité illimitée et indiscutée...

Rabbi: quand tu as fait quelque chose de mal contre l'autorité, ne continue pas, mais au contraire reviens et repens-toi immédiatement. Ne te mets pas dans une mauvaise passe en désobéissant ou en te révoltant contre le plus puissant. Il n'existe aucune instance supérieure pour lui barrer la route. Car le roi ou le pouvoir souverain auront toujours le dernier mot. Tout aussi autoritaire est le conseil d'administration d'une multinationale ou d'une société commerciale; le pouvoir est le pouvoir; il renaît toujours sous la forme d'un pouvoir absolu, donc arbitraire..

v 4
La parole du roi, c'est celle du pouvoir
(souverain). Qui osera lui dire: "Que fais-tu ?"

Jonathan: c'est le développement de la même idée : Es 45:9 n'a-t-il pas écrit: "L'argile dira-t-il à celui qui l'a modelé: "Que fais-tu ? " ; et Jb 9:12: "Qui lui dira: que fais-tu ? ".

Rabbi: partout où s'étend la domination du roi, personne n'ose s'opposer à lui. Si c'est vrai pour un roi humain, c'est vrai à plus forte raison pour le grand Roi dont la gloire est omniprésente. Il est vain de se rebeller contre la royauté.

Nul n'aura donc l'impertinence d'aller demander au roi des comptes sur sa conduite ou la gestion de son royaume.

v 5
Celui qui observe le commandement
(royal ou divin) ne se met pas dans un mauvais cas. Le coeur du sage sait qu'un jour ou l'autre viendra le temps du jugement (de Dieu).

Jonathan: c'est là une sentence traditionnelle. Il suffit de lire Prov 19:16: "Celui qui respecte les règles protège sa vie".

Rabbi: en effet, le "précepte" ne désigne pas l'ordre royal, mais le commandement de Dieu. L'obéissance à Dieu met à l'abri de tout malheur durable. Dieu veille à faire échouer les projets mal intentionnés dirigés contre son fidèle. Dieu délivre le juste de tous ses adversaires. Le temps du jugement est le terme inéluctable vers lequel s'acheminent toutes les choses de ce monde.

v 6
Il y a bien un temps et une justice pour chaque chose, car la méchanceté de l'homme est grande autour de lui.

Rabbi: l'homme est la cause de sa propre punition, on l'a déjà constaté dans Genèse 6:5-7

v 7
L'homme ne sait pas ce qui arrivera; qui d'ailleurs lui indiquerait comment et quand les choses pourraient se passer ?

Rabbi: l'avenir échappe à l'homme, qui ne peut avoir des événements précis qu'une idée vague et générale. Les charlatans prétendent connaître le futur; la prospective tente de tracer les lignes d'évolution du futur pour en dégager des éléments de pré-vision. Face à la puissance de cette fragilité, tout être humain est plus vulnérable que l'animal qui sait, mais qui est incapable de réflexion.

v 8
Personne n'a le pouvoir de retenir le souffle de la vie
(le pouvoir de retenir le vent) et personne n'est maître du jour de sa mort. Lorsque la guerre est déclarée, personne ne peut y échapper. La malfaisance ne peut sauver le malfaiteur.

Jonathan: la figure rappelle Job disant que la vie de l'homme est un combat (7:1).

Rabbi: l'homme n'a pas d'emprise sur l'ange de la mort ni sur le jour de son trépas. On pouvait être exonéré en Israël du service des armes (Dt 20:5-8; 1 Mc 3:56), mais on ne l'est jamais de la lutte contre la mort. En temps de guerre, les armes ne protègent pas de la mort. En temps normal, aucune richesse, aucun pouvoir et aucun rite religieux ne peuvent sauver de la mort ni donner l'immortalité.

Mais il est certain que l'ignorance de la mort est la meilleure des choses. Sinon, nous serions les plus malheureux des condamnés à mort. En connaissant avec précision l'échéance, nous passerions le temps à faire le compte à rebours; ce serait la mort du temps présent.

Le Rabbi Eliézer disait: "Repens-toi le jour avant ta mort". Les disciples lui demandaient: "Comment sait-on quel jour on va mourir ?" Il répondit: "Raison de plus pour chacun de se repentir aujourd'hui de crainte qu'il ne meure demain".

Jonathan: "Le plus fier des rois de Perse, XERXES, versa un jour des larmes, comme il déployait son armée à travers les plaines, en pensant que dans un siècle, il ne subsisterait pas un seul de tant de jeunes gens (rapporté par Hérodote VII 45-46). Mais lui qui pleurait, il allait lui-même avancer leur destin, les faire mourir les uns sur terre, les autres sur mer, et détruire ainsi en un temps fort court ceux pour qui il redoutait la centième année. La guerre avait peut-être pour but de tuer le temps de tous ceux qui s'ennuyaient, mais en même temps elle tuait l'avenir de tous ceux qui voulaient vivre pour donner la vie".

v 9
Tout cela, je l'ai observé et j'ai examiné avec attention tout ce qui se passe sous le soleil, lorsque l'homme opprime l'homme et le rend malheureux.

Jonathan: Qoh revient, dans les vv 9-15 (qui forment un tout), sur le sort apparemment favorable réservé aux hommes méchants. On peut se demander si ce verset est la conclusion de ce qui précède ou l'introduction de ce qui suit.

Rab Alchikh: toute la critique de Qoh est fondée sur l'expérience. Si l'homme ne sait dominer sa vie ni sa mort, il a le pouvoir redoutable de faire le mal et de dominer l'autre. Les tyrans exercent impunément leur tyrannie et semblent réussir dans leurs entreprises. L'être humain semble se venger de ses ignorances et de ses impuissances en devenant le bourreau de son semblable. Cet abus de pouvoir, la violence, l'absence de scrupule trouvent souvent le sage désarmé.

v 10
Ainsi j'ai vu des voyous conduits à leur sépulture avec les honneurs de la religion alors que, dans la ville, ceux qui avaient fait du bien étaient oubliés. Cela aussi est buée.

Jonathan: Qoheleth n'est pas d'accord avec ce qu'il a vu.

Rab Alchikh: ce qui est injuste, c'est que les bienfaits des justes soient oubliés, alors que les méchants, après une existence comblée, meurent en toute quiétude. Les méchants disparus, on oublie leurs crimes et on leur fait de surcroît de somptueuses funérailles (Jb 21:32-33). Devant leur dépouille défile une foule éplorée. Rien n'exprime la désapprobation de la conduite injuste des oppresseurs une fois enterrés. A croire qu'on a tout oublié. Ce qui a le don de navrer Qoheleth.

Selon que vous serez puissant ou malade, le jugement de cour vous fera blanc ou noir.

v 11
Celui qui commet le mal n'est pas assez rapidement puni. Voilà pourquoi tant de gens sont encouragés à commettre de mauvaises actions.

Jonathan: voilà un thème connu: la justice est trop lente, trop indulgente et trop inégale.

Rab Alchikh: le destin des méchants a des répercussions désastreuses sur les honnêtes gens. Car il est facilement vérifiable qu'on met beaucoup de temps et de lenteur à poursuivre et à réprimer les méchants. Cet état apparent d'impunité explique la prospérité sociale du méchant, qui perd toute crainte du châtiment. Il encourage le malfaisant à mal faire et décourage le sage à pratiquer le bien et la justice.

Ou encore, on peut dire qu'il n'y a jamais de sanction ni ici-bas ni ailleurs; ce qui explique la méchanceté humaine.

v 12
Un méchant homme peut être l'auteur d'une centaine de méfaits et avoir une longue vie. Je suis néanmoins persuadé, moi aussi, que ceux qui craignent Dieu seront heureux, parce qu'ils révèrent son autorité.

Jonathan: on ne va tout de même pas jusqu'à dire qu'il faut être méchant pour avoir longue et belle vie ?

Rab Alchikh: certes non, mais lorsqu'on voit des malfrats notoires vivre des jours heureux et faciles, on se dit que Dieu est indifférent à la conduite de l'homme et l'on est persuadé que la malhonnêteté est payante. l'injuste règne et dure, le bon n'est pas reconnu; c'est vrai. Mais Qoh affirme haut et fort, en faisant appel à une autre dimension, et contre toute évidence...face à la situation qui conduit à désespérer de la vie, que Dieu est patient (Ex 34:6) et donc qu'Il est juste.

v 13
L'homme méchant, lui, ne sera pas heureux. Il passera comme une ombre et mourra avant l'âge, parce qu'il n'aura pas tenu compte de Dieu.

Jonathan: Qoh ne pose pas le problème du mal mais celui du méchant. Il affirme sa foi, à terme, en la justice de Dieu.

Rabbi: l'ombre qui n'a ni consistance ni durée ni même d'existence propre devient le symbole de l'instabilité et de la fugacité de la vie. On lui compare la vie de l'homme, mais aussi l'homme lui-même (Jb 14:2) et ce qui fait la trame de l'existence humaine.

v 14
Il arrive pourtant que des hommes honnêtes soient traités injustement, comme s'ils agissaient à la manière des méchants. Et, à l'inverse, il arrive que des criminels réussissent dans la vie comme s'ils étaient des hommes honnêtes.
J'affirme que cela aussi est buée d'haleine
.

Jonathan: je trouve que Qoh se contredit cette fois.

Rab Alchikh: ce verset oppose à la théorie précédente le démenti des faits, qui parlent d'eux-mêmes. Il y a "des" justes qui....Aucune loi de rétribution ne peut être énoncée. Aucun sens n'apparaît. C'est la loi très humaine du "comme si..." et de l'interversion des rôles et des fonctions. Elle donne à l'homme, malgré tout, une raison de vivre, dans un monde par ailleurs impénétrable.

De tout cela, il ressort une forte impression de "vanité": ici, on a l'impression d'une chose qui manque de solidité, de conformité avec l'ordre, de consistance, peut-être de crédibilité.

D'autres penseurs s'étaient posé la question: pourquoi les hommes de bien sont-ils si souvent dans l'adversité ? Rien de mal ne devrait arriver à un homme de bien. Les contraires ne peuvent se mélanger. De même que tant de fleuves, tant de pluies tombées d'en haut, tant de sources d'eaux minérales ne changent pas le goût de l'eau de mer et ne l'affaiblissent pas, de même le choc de l'adversité ne change pas l'âme d'un homme courageux: elle garde sa contenance et à tout événement elle communique sa propre couleur.

La leçon la plus humaine est qu'il faut voir dans l'adversité une épreuve. Une vertu sans adversaire se flétrit. Les hommes de bien doivent agir de la même façon, ne pas redouter les difficultés, ne pas se plaindre du destin, tourner en bien tout ce qui leur arrive. Ce n'est pas ce qu'on supporte, mais la manière de l'endurer qui importe.

v 15
Pour ma part, je me fais le chantre de la joie de vivre: rien en effet ne vaut plus que de manger, de boire, de se faire plaisir. Cette joie de vivre doit accompagner l'homme dans sa galère quotidienne, tout au long des jours que Dieu lui accorde sous le soleil.

Jonathan: en fin de compte, Qoh se donne une raison de vivre très terre-à-terre, au ras des pâquerettes....une sorte de lot de consolation à peine épicurien....

Rabbi: oui, il énonce une formule complète de sa philosophie empirique du bonheur réalisable par tous: manger, boire, jouir des biens que Dieu accorde est plus sage que de chercher à résoudre les problèmes complexes qui dépassent la moyenne des humains. Il fait un éloge de la joie limitée que peut connaître l'homme qui, au jour le jour, vit au rythme du temps qui passe. Cette joie n'est peut-être pas accordée à tout le monde, mais là où elle est vécue comme telle, elle apparaît comme la seule valeur positive à exalter sur terre.

v 16
J'ai beaucoup réfléchi pour comprendre comment on pouvait devenir sage et, pour cela, j'ai observé avec soin, jusqu'à en perdre le sommeil de jour comme de nuit, les occupations besogneuses des hommes sur la terre.

Jonathan: cette fois, c'est le dépôt de bilan: les recherches antérieures amènent au constat de la faillite de la sagesse.

Rab Alchikh: Qoh se réfère intentionnellement à son introduction pour montrer qu'il a rempli son programme et que le moment est venu de tirer les conclusions. Il a beaucoup réfléchi. "Penser fait la grandeur de l'homme" (Pascal).

Le travail a toujours le sens de fatigant, excessif, qui épuise sans résultat tangible, besogne, ("ynian" de 1:13b), qui désigne l'ensemble de la condition humaine besogneuse imposée aux hommes (3:10).

v 17
J'ai aussi observé l'action de Dieu
(dans le monde). Là encore, aucun homme, même s'il s'évertue à le découvrir, n'est capable de comprendre le sens des événements qui se produisent sous le soleil. Le sage lui-même, même s'il avait la prétention de dire qu'il le connaît, ne pourrait trouver.

Jonathan: la vie a quelque chose d'hermétique; on n'en perçoit pas le sens, insondable apparemment, et l'homme le plus perspicace ne s'y retrouve pas...

Rabbi: l'oeuvre de Dieu, c'est son gouvernement providentiel du monde et des hommes. L'oeuvre qui se fait sous le soleil, c'est l'ensemble des initiatives et des entreprises des hommes pour écrire l'histoire.

Qoh examine la manière dont Dieu répond à l'effort de l'homme dans la distribution du succès ou de l'échec et ne découvre rien de logique dans la conduite de la providence ou dans les comportements des humains. Le sage échoue dans cette tentative de posséder ou de décrypter le sens de l'existence et de l'univers. Même en se privant de sommeil, l'homme échouerait dans son entreprise de découvrir ce qui est bon, parce que c'est hors de sa portée. La sagesse traditionnelle qui prétend savoir se fait illusion à elle-même. Ses estimations et appréciations apparemment définitives ne résistent guère au crible critique du bon sens; il y a trop de généralisations prématurées, d'a priori idéologiques, de défis à l'expérience, d'approximations invérifiées.

Jonathan: on comprend l'avertissement de Qoh 1:18: plus la sagesse poursuit sa recherche, plus elle se voit contrariée par la résistance des événements ou les défis à la logique. Ces idées rejoignent l'admirable chapitre 28 de Job. L'horizon s'éloigne toujours plus dans l'ordre de la connaissance.

Rab Alchikh: de toute façon, on ne peut connaître le secret dernier des choses ni tout comprendre de l'existence des êtres. Le dernier mot de l'histoire n'est jamais dit et ne le sera jamais. Car n'est pas le réel qui est incompréhensible, c'est l'intelligence qu'on en a qui n'a pas les moyens d'en cerner les limites. Pourtant le sage dit savoir. Son être est voué à une recherche sans fin. Enigme sur fond de dilemme.

rocher


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