QOHELETH/ECCLESIASTE



Introduction

Chap. 1

Chap. 2Chap. 3 et 4Chap. 5 à 8Chap. 9 et 10

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Chapitre I

v 1
Paroles de Qohelet, le fils de David, roi à Jérusalem.

Le saint Rab ALCHIKH : tu vois, Yehonatân, dans le Cantique des Cantiques, (3:11), on parle du roi SALOMON; il était alors roi sur toute la terre. Puis, dans les Proverbes, on dit de lui qu'il fut roi sur le pays d'Israël uniquement; enfin, ici, on ne dit plus qu'une chose: il a été roi à Jérusalem. Le grand royaume qu'il possédait fut réduit en pièces, au moins en deux, après qu'il eut commis la faute que tu sais.

Son père, le grand et saint roi DAVID, fut un modèle de roi. Il résidait à Jérusalem, la capitale du royaume, le lieu de résidence de la Chekinah, la ville de la sagesse, de la prophétie et de la Torah.

C'est le fils spirituel de DAVID, du nom d'emprunt de QOHELETH, qui nous parle à travers tout ce livre.

v 2
De la buée d'haleine, disait Qohelet
De la buée d'haleine. Tout, absolument tout, est de la buée.

Jonathan: qu'est-ce que la vie, Rabbi ?
Rab Alchikh:
la vie, d'après mon expérience, c'est de la buée. Tu trouveras cette image/métaphore 78 fois dans la Bible. Ce mot, que j'emploie trente six fois dans ce livre, exprime, au sens propre, de la vapeur d'eau, cette vapeur dégagée par le souffle lors d'une froide journée d'hiver. Tout le monde perçoit cette vapeur d'eau et pourtant elle n'a aucune consistance, aucune densité, aucun poids (Ps 62:10) et disparaît très vite. Tel un feu d'artifices géant, qui se déploie dans une débauche d'étincelles et de figures aussi éblouissantes que fugitives et qui s'estompe aussi rapidement. Le mot hébreu a le sens de "souffle", haleine, vapeur; on peut le rapprocher de "néant", mais aussi d'Es 57:13 où, parallèle au mot "vent", il évoque le souffle qui balaiera les idoles (cf aussi Pr 21:6). On n'a pas de prise sur le souffle. L'idée de buée évoque donc avec pertinence l'oeuvre à laquelle un être voue toute sa vie et qui est quelque chose de passager, d'insaisissable et d'impondérable.

Jonathan: ainsi va la vie ?
Rab Alchikh:
dans l'universel écoulement de toute chose, qui emporte tout, la vie peut paraître comme une réalité dense, mais elle est inconsistante, un mirage indispensable qui, comme l'air, est impossible à saisir; un courant qui, comme le vent, est impossible à retenir, une réalité insaisissable sans laquelle personne ne peut rester en vie. Le passage furtif de l'avorton sur la terre (6:4), l'égale caducité de l'homme et de la bête (3:19), l'inutilité des paroles (5:6; 6:11), la vanité des projets de l'homme dont le résultat est nul (Jb 9:29) en sont des exemples. La poursuite du bonheur par l'homme et sa recherche d'un sens sont sans cesse mises en échec et contrées. Le bonheur recueilli est aussi fugace et aussi décevant.

Jonathan: "tout" est un pronom collectif qui intègre l'ensemble de la réalité du monde et de la condition de l'homme.
Rab Alchikh:
on le rencontre 88 fois dans le livre. Pour Qoheleth, ce "tout" indique l'éphémère absolu. Au sens métaphorique, (car presque tous les emplois bibliques de ce mot sont métaphoriques), "tout est buée" signifie que, pour lui, "tout" ce qui concerne l'existence de l'homme relève de la futilité, de la fugacité, de la fureur inutile de vivre, voire de l'absurdité.

Jonathan: et la buée est donc ce qui décrit le mieux la condition humaine...
Rab Alchikh:
le terme "Hebel-buée d'haleine" a évolué du concret à l'abstrait: c'est une métaphore lexicalisée qui exprime, au sens figuré, toute réalité physique fugitive, évanescente; celle qui me donne la définition la plus évanouissante du néant: tout s'efface comme une buée qui monte du sol au matin et qui disparaît dans le soleil qui lève. Le fugitif, le caduc, l'inconsistant, l'aléatoire: voilà les nuances que rend, suivant les textes, la métaphore de la buée.
Le
"Hebel-buée" signifie en cela une réalité tragique: elle m'étreint avant que j'aie pu en prendre conscience; elle a disparu dans l'évanescence avant que j'aie pu vouloir la saisir; elle est une sorte de néant existentiel. Je ne puis que l'éprouver, la suivre du regard et la voir disparaître, de la même manière que physiologiquement l'haleine sort de moi, invisible, imperceptible, pour se confondre aussitôt avec l'atmosphère impalpable où elle perd toute force et toute forme; comme un mirage qui donne l'illusion d'une nappe d'eau s'étendant à l'horizon, où se refléteraient des objets éloignés. Séduction, fascination et réalité illusoire. Et pourtant, sans elle, je cesserais immédiatement d'être en communion avec mon milieu de vie, avec mon Umwelt, avec l'univers tout entier, et ma vie s'arrêterait.
Finalement, du point de vue de la réalité, elle signifie l'inconsistance; du point de vue de la vérité, elle implique le mensonge; du point de vue de l'efficacité, elle dit l'inutilité; du point de vue de la sécurité, elle est tromperie. C'est de la fumée, de la vapeur qui se dissipe, qui n'aucun résultat. Et pourtant, ce n'est pas du néant.

v 3
Quel profit l'Homme tire-t-il de toute la peine qu'il se donne à se fatiguer ainsi sous le soleil ?

Jonathan: puisque tout est vain, quelle est l'utilité d'une pareille fatigue, de la peine que l'homme se donne ? Quel bénéfice peut-on attendre d'une telle astreinte à l'effort laborieux et inutilement pénible ? Il est vain de s'engager dans une vie semblable, de chercher tel profit; puisqu'on est en pleine illusion, on poursuit un mirage; on fait illusion aux autres, et on sauve les apparences de la devanture par le maquillage.

Rab Alchikh: en effet, Jonathan, dans les sociétés dites esclavagistes, on tenait le travail en mépris. La question se pose avec acuité pour tout homme qui peine et travaille dur sur cette terre où brille le soleil. Qoh ne pose pas la question: "A quoi ça sert ?", mais celle, non moins utilitaire: "A quoi bon ?" Quel profit tirer de tout ce que l'on fait ?

Jonathan: pourquoi alors l'homme accepte-t-il sans trop de refus le travail pénible bien que vain ?

Rab Alchikh: le but du travail (pénible), c'est de gagner de l'argent, de se donner du pouvoir et de la sécurité. Si l'homme travaille et transpire, ce n'est ni pour rien ni pour le seul plaisir. Il travaille pour en tirer bénéfice et avantage. C'est plus que normal. Qoh appelle "profit" le surplus, la valeur ajoutée, ce qui est donné ou gagné de surcroît, en récompense d'un travail effectué avec ses risques et ses imprévus, pour le plus grand avantage de celui qui en prend l'initiative. Ce travail enclenche un cycle infernal: on travaille pour amasser de l'argent; on gagne de l'argent pour se nourrir; on se nourrit pour pouvoir travailler plus encore; on travaille plus pour gagner plus; on gagne plus pour se nourrir plus, etc. La même fatalité que celle de Sisyphe roulant à bras-le-corps son rocher vers le sommet de la montagne....Or, devant ce qui est, en effet, sans issue, sans avenir, sans lendemain, tout devient buée.

Jonathan: et pourtant Qoheleth estime que, sous le soleil, ce travail est vain...

Rab Alchikh: Qoh en effet refuse de croire que cela vaille la peine pour un homme libre de consacrer sa vie à un travail de forçat. Il utilise l'expression "sous le soleil" qu'on ne trouve jamais ailleurs dans l'Ancien Testament (25/26 fois + trois fois "sous les cieux") pour mieux situer le décor de la réflexion à haute voix qu'il entreprend. Et la question qu'il pose contient déjà la réponse. Car de la même façon que le soleil, qui joue un rôle essentiel dans la détermination du temps et des saisons, suit continuellement le même cycle quotidien, de même le monde, implacablement, poursuit son cycle identique et monotone. La puissance de la réflexion de Qoh, c'est qu'il veut faire tomber les masques et les illusions. Ou plutôt, il veut que l'on prenne au sérieux le masque; sinon on sera pris au piège de ses propres chimères. Le rôle du miroir, c'est de "se" renvoyer sa propre image; et alors que reste-t-il ?

v 4
Une génération s'en va, une autre génération s'en vient,
La terre, elle, demeure indéfiniment la même.

Jonathan: les vv 4-7 font référence aux quatre éléments primaires de la création: la terre, le feu, le vent (air) et l'eau. La terre est citée en premier parce qu'elle est la source, autrement dit "la mère"; ensuite le feu (identifié au soleil), le vent et l'eau.
De la vertu de désenchantement et de l'irrémédiable monotonie.
Rab Alchikh:
vois-tu Jonathan, il y a une discordance dans le monde que nous vivons: la terre et le cosmos, contrairement à l'existence humaine qui est éphémère, changeante, où une génération (= la durée qui s'écoule de la naissance d'un homme à celle de son premier fils) disparaît et fait place à une autre, où l'un construit une maison et c'est un autre qui l'occupe, où l'un plante un arbre et c'est un autre qui en mange les fruits, où il est d'ailleurs nécessaire que les hommes disparaissent pour céder leur place à d'autres qui viennent au monde après eux et que ceux qui partent soient remplacés par ceux qui viennent et cela indéfiniment, la terre, dis-je, subsiste et ne change pas ses habitudes. Le cycle de la vie et de la génération se déroule à l'intérieur d'un univers qui a une durée infinie et qui revient indéfiniment à son point de départ. L'univers dans sa permanence inamovible est le théâtre et le spectateur des mutations, des péripéties et de la succession périodique des générations et de l'histoire. Les hommes et les éléments s'agitent dans un même cercle, qui les ramène toujours au même point de départ.

Jonathan: Montherlant disait: "Toute l'histoire du monde est une histoire de nuages qui se construisent, se détruisent, se dissipent, se reconstruisent en des combinaisons différentes, sans plus de signification ni d'importance dans le monde que dans le ciel", MONTHERLANT, Carnets, 1931, p. 31, cité dans "le Cardinal d'Espagne", Paris, Gallimard, 1962, p.81.

Rab Alchikh: si Qoh est un chantre de l'éternel retour pour la terre (v 4), le soleil (v 5), le vent (v 6), les fleuves (v 7) et si le cours des choses lui semble fermé sur lui-même, il n'en est pas moins l'homme qui démystifie radicalement la déification de l'univers cosmique: vains sont les hommes qui ont pris le feu, le vent, le cycle des astres, l'eau impétueuse, les luminaires du ciel pour des dieux" écrira après lui le Sage (Sag 13:2).

Un énorme contresens a été commis au procès de Galilée lorsqu'on a allégué ce texte pour prouver que la terre était immobile et que le soleil bougeait. Congregatio cardinalium anno 1616 die quinta martii, praesente card Bellarmino, ex hoc Salomonis loco damnavit Copernici sententiam quae docet terram moveri (Corn a Lapide).

v 5
Le soleil brille, le soleil disparaît,
aspirant, à perdre haleine, à retrouver son point de départ d'où il brillera à nouveau.

Jonathan: les versets 5-7 décrivent la répétition des rythmes naturels immémoriaux (à savoir les mouvements de trois éléments de la création, ceux du soleil, du vent et des fleuves), par la répétition de verbes de la même racine pour chacun d'eux. On a ainsi deux fois "se lever" pour le parcours du soleil, trois fois "marcher" pour le cours des torrents et quatre fois "tourner" pour les mouvements du vent. Et ces mouvements ne mènent nulle part
En général, dans la tradition biblique, la contemplation de l'oeuvre de la création conduit le fidèle à la célébration émerveillée de la puissance du Créateur (cf Ps 19:1-7; Ps 104; Jb 38-40; Si 43). On a l'impression ici que la création n'a plus rien de merveilleux, mais qu'elle n'est que le théâtre de répétitions monotones et lassantes qui ne suscitent aucun ravissement.
Rab Alchikh:
ce que veut souligner Qoheleth, c'est la désacralisation des éléments (feu, air, terre, eau) qui étaient divinisés dans la cosmologie des Grecs. C'est une illustration de l'invariabilité irrémédiable et permanente de la loi qui préside à la marche du monde sur laquelle l'homme n'a ni prise ni pouvoir d'inflexion. Tous les éléments primaires de la nature retournent comme des automates à leur propre source pour se régénérer.
Et de même que les générations se suivent avec une régularité prévisible, ainsi le soleil, astre de la lumière et de la vie, simple créature dépouillée de tout prestige divin, tourne en rond et évolue selon les lois de la mécanique céleste: il se lève, il effectue régulièrement son parcours quotidien du nord au sud et d'est en ouest; le cycle diurne achevé, il n'a qu'une hâte, c'est de traverser, tout essoufflé et hors d'haleine, les espaces insondables et infinis du silence de la nuit, pour revenir au lieu de son lever, son point de départ de la veille: l'orient, la "porte du matin"
(Ps 65:9); d'où se lèvera, grâce à lui, une nouvelle fois, une nouvelle aurore. Invariablement, inlassablement, il reprend le cycle sans fin de l'éternel recommencement. C'est là son être; il devient ce qu'il est en revenant sans fin au même.

v 6
Tantôt le vent souffle vers le Sud, tantôt il va en tourbillon vers le Nord. Tour à tour, il va et il vient, le vent; puis il retourne, le vent, et il reprend sans fin son mouvement de turbulence.

Jonathan: on a le tournis !
Rab Alchikh:
la description du vent n'est pas celle d'un mouvement circulaire, mais celle d'un va-et-vient permanent et insaisissable. Très mobile, ce vent va du sud au nord, puis du nord au sud, et il reprend sans fin sa trajectoire tourbillonnante. En quoi il ressemble au soleil. Qoh utilise à quatre reprises le verbe "tourbillonner". On en a effectivement le tournis.
Les turbulences du vent dans l'atmosphère, les allées et retours des courants d'air symbolisent la mobilité, l'instabilité et l'imprévisibilité de l'existence quotidienne et des comportements humains, en même temps que la répétitivité incontournable de toute chose.

N.B. Le vent n'apparaît pas en prise directe sur Jahwé comme dans les psaumes qui voient le créateur tirer le vent de ses réservoirs (Ps 135:7) et le mettre au service de sa parole (Ps 104:4; 147:18) ou encore chez les prophètes (Os 4:9; Jr 4:11-12) qui en font l'exécuteur des sentences divines.

v 7
Tous les torrents dévalent vers la mer
et la mer n'est jamais remplie;
du lieu où ils roulent, les torrents,
là, ils reviennent pour s'y déverser encore.

Jonathan: en lisant Qoh 1:4-7, on pense au qênta zeÏ d'Héraclite.
Rabbi:
les quatre éléments primaires de la Création ont été utilisés comme des paraboles en miniature pour dire l'inexorable, l'irrésistible et l'irréversible recommencement de toute chose. Les éléments originels eux-mêmes sont constamment engagés dans une voie invariable, incapables qu'ils sont d'échapper à leur course monotone.
La mer, tel un tonneau sans fond, est comme un gouffre dans lequel se précipitent des masses incalculables d'eau et qui, malgré cela, ne se remplit jamais:
"Abyssus abyssum invocat". Les eaux des fleuves se déversent continûment dans l'océan qui couvre la plus grande partie de la terre et, bien qu'il absorbe l'excédent d'eau, cet océan n'est jamais saturé. C'est la descente quotidienne et obstinée des torrents vers une mer qu'ils ne parviennent jamais à combler. Les fleuves retournent à la mer à partir de quoi ils ont été formés. Telle est la vanité des fleuves.
Le triple emploi du verbe "s'en aller" soulignent le cours inlassable des eaux et achèvent cette illustration de la monotonie de l'univers. L'eau salée de l'océan est adoucie par les nuages dans lesquels elle s'accumule par évaporation et par lesquels elle revient sur la terre; et le cycle alors recommence.
L'intérêt de cette parabole en miniature, c'est de dire le fatal recommencement des phénomènes naturels. Recommencement fatal et invariable comme la vie....

Jonathan: cette parabole veut dire plus que ce qu'elle décrit.
Rab Alchikh:
oui, elle souligne la vanité de toutes choses et de tout effort. La masse des eaux qui se jettent sans arrêt et sans fin dans la mer symbolise l'insatiabilité des désirs, des convoitises et des appétits en même temps que l'inévitable réitération lassante de toute existence.
Puisqu'il n'y a pas de valeur durable ou novatrice, pourquoi alors se fatiguer pour du vent ? Alors que le travail de la création semble se poursuivre indéfiniment, l'activité fébrile ou paisible de l'homme est interrompue, elle, par la mort.
Accumule plutôt les bonnes actions qui sont la seule possession durable. L'être est insaisissable. Son action bienfaisante est inestimable.

v 8
L'oeil n'est jamais rassasié de ce qu'il voit,
L'oreille n'est jamais saturée de ce qu'elle entend,
Et pourtant, on ne saura jamais assez dire combien toutes les choses/discours sont lassant(e)s.

Jonathan: le héros du "Voyage" de Baudelaire, perdu dans la forêt, acculé à l'ennui, comprend que l'espace n'apporte pas, au problème du temps, d'autre solution que le divertissement
Les sages de l'Ancien Testament ne se sont pas lassés, eux, d'être sensibles à la beauté du monde. Il suffit de lire le Ps 104; Si 42-43; Jb 38-40 où l'on voit l'enthousiasme du Dieu de Job pour sa création. Ces anciens en éprouvaient une admiration religieuse en même temps qu'esthétique.

Rab Alchikh: certes, mais l'humeur de Qoh, ici, n'est pas à l'esthétisme...
Toutes les choses étant dans un état d'agitation incessante, les organes humains de la sensorialité, de la perception et de la communication sont, comme la mer, insatiables. C'est dans leur nature d'avoir besoin, pour se satisfaire, de sensations et de perceptions constamment renouvelées. Mais en même temps, comme rien n'est inépuisable, ils ne peuvent échapper à l'inévitable recommencement de toute chose, à l'altération de la nouveauté et donc, à la longue, à l'éternelle répétition du déjà-vu et du déjà-entendu.
C'est ainsi que toutes les paroles causent de l'ennui et toutes les choses de ce monde de la fatigue.
De son côté, l'activité monotone du monde n'offre à l'homme rien de nouveau qui satisferait son oeil en éveil et remplirait son oreille aux aguets. Dans les trois fonctions du langage, de la vision et de l'écoute, l'homme doit reproduire le labeur des éléments de la création de manière lassante, c'est-à-dire à la fois épuisante et exaspérante.
Cependant, même si la recherche du voir, du dire et de l'entendre est usante, elle doit être constamment recommencée, car l'homme trouve son identité humaine dans sa passion pour le sens par les sens.

v 9
Qu'est-ce qui a été ? Sinon cela même qui sera.
Et qu'est-ce qui a été fait ? Sinon cela même qui sera fait.
Et il n'y a absolument rien de nouveau sous le soleil.

Jonathan: on arrive, par ce verset 9, au monde des hommes.
Rab Alchikh:
la succession des générations humaines, le renouvellement incessant des acteurs humains pourrait faire croire à un renouvellement de la pièce jouée ou à une progression de l'intrigue; la formule "ce qui se fait" s'applique à la condition des hommes et au contenu de leur existence: leurs entreprises, réussites, échecs, rivalités, souffrances. En outre, chaque génération pourrait croire qu'il lui revient de tout remettre à plat et de refaire le monde autrement. Mais c'est une erreur, et la cause est entendue: il n'y a de nouveau sous le soleil que les vivants qui naissent d'une génération à l'autre, et qui renouvellent ainsi le cycle sans cesse recommencé de la vie. Ces vivants sont de même nature que leurs pères; les modalités de leur culture varient selon les civilisations, les époques et les espaces, mais, au bout du compte, le même soleil qui brille sur les justes et les injustes, illumine aussi et de la même manière leur histoire, qui n'est alors qu'une gigantesque reproduction à l'identique d'une histoire universelle à paramètres variables.
La vie est une partition et une symphonie inachevées ! Quand une génération assiste à un phénomène inhabituel et le considère comme nouveau, elle se trompe. C'est nouveau uniquement pour elle: elle n'a inventé qu'une transposition modale.

Jonathan: ce concept "nouveau" a connu une grande fortune dans la prédication des prophètes. Il qualifiait l'action salvifique de Jahwé.
Rab Alchikh:
pour les prophètes, surtout autour de l'Exil, Dieu seul pouvait encore faire du nouveau de façon décisive*. L'espérance restait vivante au coeur des israélites pieux, mais pour Qohelet, elle ne répondait plus à ses interrogations et lui devenait inassimilable
*Jr 31:22.31; Ez 11:19; 18:31; 36:26; Es 42:10; 43:19; 65:17; 66:22.

"Si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu. Un jour est égal à tous les jours. Il n'y a pas d'autre lumière ni d'autre nuit " (Essais I, XX).
"Nous tournons dans le même cercle et nous y restons toujours enfermés" (Lucrèce III).
"L'année revient sur elle-même et suit ses propres traces"
(Virgile, Géorgiques, II).

v 10
Y aura-t-il une chose dont on pensera pouvoir dire: "Tiens, voilà quelque chose de nouveau"?
Cela existait déjà aux siècles qui nous ont précédés.

Jonathan: Manilius écrivait: "Vos pères ont vu des choses et vos descendants n'en contempleront pas d'autres" (Astronomiques I). Les différentes situations possibles finissent toujours par être similaires.

Rab Alchikh: bien vu. Pour les torrents comme pour le soleil, il n'y a pas de caractère cyclique, il y a continuité de l'identique. Ce qui paraît nouveau, c'est en fait le produit d'une réorganisation d'éléments qui existaient déjà depuis la création. Les choses paraîtront nouvelles à ceux qui ont perdu la mémoire et le souvenir de ce qui était jadis, non à ceux qui connaissent le passé. L'univers est un recommencement perpétuel, une ronde sans fin, sans résultat, sans souvenir
Que Gengis Khan ou Attila tuent au sabre et nous à la bombe au laser, il y a un changement prodigieux dans la façon de faire, non dans le faire lui-même, à savoir tuer. Certes, il y a eu du nouveau depuis l'âge des cavernes: après l'invention de la roue, la découverte du feu et la mise au point de l'écriture, la domestication progressive de la nature et des éléments a conduit l'homme sur la Lune, dans la capsule Apollo, en 1969. Mais ici, on ne vise pas ces progrès technologiques. On se demande si l'homme, dans son essence d'homme, a progressé. Il y a une évolution quantitative, pas un développement qualitatif de l'humain.
On est obligé de constater que si les circonstances ont changé et, avec elles, les moyens de vivre, l'essence de l'homme et ses raisons de vivre n'ont guère été modifiées. On peut même se demander si la conquête de l'espace n'est pas une fuite en avant, loin de la question incontournable: si Dieu existe, où pourrais-je bien le rencontrer ?

v 11
Il ne reste aucun souvenir de ceux qui ont existé avant nous.
Il ne restera aucun souvenir de ceux qui viendront, dans la suite, après eux.

Jonathan: le Livre de la Sagesse dira des vérités aussi pertinentes: "Nous sommes nés du hasard, après quoi nous serons comme si nous n'avions pas existé. Avec le temps, notre nom tombera dans l'oubli; nul ne se souviendra de nos oeuvres; notre vie passera comme la trace d'un nuage; elle se dissipera comme un brouillard que chassent les rayons du soleil et qu'abat sa chaleur. Oui, nos jours sont le passage d'une ombre, notre fin est sans retour" (Sa 2:1-5; cf Job 14:1; Ps 39:5-7; Jb 7:9; Ps 89:5-6; Qoh 8:8). L'homme n'est qu'un songe; dès le matin, c'est une herbe changeante; elle fleurit le matin, elle change; le soir, elle est fanée et desséchée".
Rab Alchikh : bien plus qu'aux événements de la nature, Qoh s'intéresse à la condition et à la destinée de l'homme. Il nous livre ce qu'il "a vu"*. Il a vu l'injustice, l'oppression, les rivalités, les situations révoltantes. Dans ces conditions, un oubli rapide se comprend s'il permet de s'illusionner sur la nouveauté d'une situation. Mais la réussite elle-même a un goût de cendre, viciée qu'elle est par la mort de son artisan et ruinée par la génération suivante (2:19;4:16), ce qui est la forme la plus grave de l'oubli. Le spectacle toujours identique de la nature ne lasse jamais le regard.

*1:14; 2:3.13.24; 3:10.16.22; 4:1.4.7.15; 5:12.17; 6:1; 7:15; 8:9.1O.16.17; 9:11.13; 10:5.7

Jonathan: le monde physique, dans sa stabilité, ne cesse d'éveiller l'intérêt. Il fait ressortir comme en contraste, l'extrême fragilité de l'homme; voilà pourquoi, du monde des hommes, on se désintéresse vite; l'histoire des humains et des empires puissants sombre rapidement dans l'oubli, sans laisser de traces.
Rab Alchikh:
il est vrai que le spectacle humain ne réjouit guère les yeux (Ps 34:17; 109:15; Jb 18:17). Les statues des Alexandre, des Pompée, des César étaient sur toutes les places: et maintenant, qui fait mention d'eux ? Elles furent renversées, ces statues de bronze; les plaques de marbre furent arrachées; maintenant le palais des conquérants est devenu un mausolée.

Jonathan: l'homme de 1992 est-il plus intelligent ou plus juste que l'homme de l'an mille ? Sait-il seulement qui a inventé la roue, le couteau, le papier, l'alphabet ?
Rab Alchikh:
il n'est ni plus ni moins intelligent; et sa mémoire est aussi courte que son jugement. Il vient, il passe, il ne laisse aucune trace derrière lui. La mort survenue et le mort enterré, il ne reste de lui que des objets-souvenirs et, par eux, le souvenir vite effacé qu'il a existé. Un être qui disparaît de l'espace quotidien des relations de la vie et du réseau des rapports sociaux disparaît progressivement de l'image qu'on avait ou qu'on gardait de lui. On ne garde de l'histoire que des témoignages fragmentaires; on n'en fait que des narrations plus ou moins objectives, mais la vérité de l'Histoire est aussi insaisissable que l'Histoire elle-même.

Jonathan: il n'y a que le présent que l'on puisse saisir maintenant.
Rab Alchikh:
précisément qu'y a-t-il de plus fugitif que l'instant, ce cadeau empoisonné ? Le souvenir devient une hypostase: on garde le souvenir. Puis, après les années et les générations, il reste encore le nom d'une rue, un monument, une inscription, une tombe, une médaille ou un service à thé. Encore quelques décennies, et alors il ne reste que le souvenir du souvenir. Le destin des plus illustres peut éventuellement nourrir la mémoire des conteurs d'histoires, des trouvères et des troubadours de l'aventure. Il peut servir à illustrer des magazines ou à écrire des scénarios de films. Il reste qu'un mort est mort, même si son nom est inscrit sur des livres de vie ou sur des stèles d'airain. L'un des fleuves des Champs Elysées, aux Enfers, apportait l'oubli de la terre aux âmes des morts: il s'appelait le LETHE. Tirer un humain de l'oubli, c'était le faire sortir du Léthé: c'était là sa vérité ("aletheia").

Jonathan: la mémoire est le pouvoir qu'a l'homme d'échapper à l'éphémère.
Rab Alchikh:
souvent, dans les Psaumes, l'orant demande à Dieu de le garder dans sa mémoire, de ne pas le livrer à l'oubli de la solitude ou de la mort. Un homme oublié de Dieu est un homme mort de sa seconde mort.
Etrange destin de l'humain qui n'est, dans le monde qui a été fait pour lui, qu'un souffle, le plus ténu de la nature.

Jonathan: c'est finalement Jean Chrysostome qui a raison lorsqu'il dit: "Si tu désires laisser une mémoire durable, ne donne pas ton nom à des maisons, ô homme, mais dresse un trophée de bonnes actions qui protégeront ton nom, dès cette vie."
Rab Alchikh:
se souvenir n'est pas se réfugier avec nostalgie dans le passé, mais c'est se donner un tremplin pour aller de l'avant, se donner une référence pour le présent et pour modeler l'avenir. Certes, on ne peut pas se souvenir de tout ce qu'ont vécu les hommes; ce que nous percevons de l'événement est loin de ce qu'il est ou a été; le souvenir qu'on en a est plus éloigné encore de la réalité; et entre le souvenir et l'écrit, espace de mémoire, l'écart est tel qu'entre ce qui est raconté et la réalité originaire, c'est l'imaginaire qui s'installe et qui impose sa lecture de sens.

Jonathan: peut-on réduire pour autant l'histoire d'un pays ou d'une communauté à n'être qu'une relecture, en format réduit, de trente pages d'un livre de mémoires restreintes ?
Rab Alchikh:
vanité de l'homme et de ce qu'il fait si on l'oublie! Vanité de l'histoire qui ne peut faire mémoire de tout ce qu'elle a vécu en profondeur ? Il reste à l'humanité de se faire un nom dans la mémoire de Dieu. Une mémoire humaine sans dimension théologique est aussi illusion*.
Certes, le manque de mémoire donne aux hommes l'impression illusoire qu'ils découvrent quelque chose de nouveau. L'homme de mémoire sait, contrairement à l'ignorant, qu'il n'y a rien de nouveau. L'homme est un être capable de mouvement pour aller plus loin, vers un sens qui ne vient pas de lui. Hors des creusets des civilisations immobiles anciennes, Dieu commence quelque chose de nouveau avec Abraham pour créer, dans le lointain, une terre nouvelle
(Es 65:17).
* Cf Marc-Aurèle, Pensées, II,17; IV,34-35.

v 12
Moi, Qoheleth, j'ai été roi d'Israël à Jérusalem.

Jonathan: Qohelet va-t-il maintenant se raconter ?
Rab Alchikh:
lorsque Qoh décida d'écrire, il commença probablement au chapitre 1 verset 12. Il s'exprime ici à la première personne et ce ton personnel réapparaîtra tout au long de l'ouvrage jusqu'en 10:7, pour la dernière fois. Mais Qoh n'a pas écrit un récit autobiographique. Il se manifeste presque toujours par les mêmes verbes: "j'ai vu", (15 fois), "je dis" (6 fois), "j'ai appliqué mon coeur" (3 fois), "j'ai reconnu", "j'ai constaté", "j'ai découvert". Par cet emploi de la première personne, il a conscience de l'originalité de sa pensée, face à la sagesse courante, et aussi la conviction de la solidité de ses convictions. Salomon était devenu "le" sage. Si l'auteur de Prov 1-9 parle aussi à la première personne, c'est pour en souligner l'acquis, pas la nouveauté: il a reçu cet enseignement de son père (Pr 4:3-4).

Jonathan: était-il vraiment roi ?
Rab Alchikh: l
e sage qui nous interpelle n'était ni officiant dans un sanctuaire, ni prophète, ni simple citoyen, ni un homme quelconque. Il avait, par artifice littéraire, une dignité, celle de roi d'une Ville symbole de toutes les réussites politiques et sociales, et capitale religieuse, résidence secondaire de Dieu. Il avait une fonction, celle d'assurer, à la place de Dieu dont il était le lieu-tenant, la justice et le droit dans la Cité.

Il ne semble pas que Qoh veuille ratifier ici le jugement de l'historien deutéronomiste qu'on lit en 1 R 3-11. Il s'agit là d'un jugement religieux, fondé sur une théologie de l'Alliance et de l'histoire sainte. Or les présupposés de Qoh sont autres. Il prétend supplanter le Salomon de la tradition des sages qui reconnaissent en lui leur patron, le Salomon qui notamment à l'époque est reconnu comme l'auteur de cette somme de la sagesse traditionnelle qu'est le livre des Proverbes Pr 1:1; 25:1.

Dans le livre des Rois, une première tradition (1 R 3) vante la sagesse de gouvernement de Salomon. Elle fut insurpassée, elle venait de Jahwé. Elle était avant tout une prérogative royale ou plutôt, c'est dans la personne du roi qu'elle connut sa réalisation la plus parfaite et qu'elle développa au mieux ses virtualités.
Une autre tradition rapporte que le roi Salomon excella dans la sagesse des lettrés, celle qui s'exprime en sentences, en poèmes, et qui s'intéresse à toutes les espèces des règnes animal et végétal. Il éclipsa tous les sages connus d'alors.

Jonathan: Qoh ici ne s'approprie pas le nom de Salomon; il a trop conscience de modifier les traits de la figure traditionnelle du monarque.
Rab Alchikh: i
l se pose plutôt en anti-Salomon; il revendique pour la pensée l'autorité qui s'attachait alors à la sagesse traditionnelle patronnée par Salomon, une autorité supérieure même (ce qui explique le pluriel en 1:16; 2:7.9). La possession par le même homme de tous les éléments de la réussite sociale, à savoir sagesse, richesse, plaisirs; ou encore: intelligence, beauté, richesse, ne suffit pas à satisfaire son appétit de bonheur.

Jonathan: le Targum de l'Ecclésiaste contient un beau texte: "Lorsque Salomon siégeait sur son trône royal, son coeur s'éleva beaucoup à cause de sa richesse. Il transgressa la Parole de Dieu; il rassembla des chevaux,des chars et des cavaliers nombreux; il accumula beaucoup d'or et d'argent et prit femme parmi les nations étrangères. Aussitôt, la colère de Dieu fut forte contre lui et il envoya auprès de lui Asmodée, le roi des démons; il le chassa de son trône royal et il enleva le sceau de sa main, afin qu'il soit errant et exilé dans le monde pour le réprimander. Et il circulait dans les cités des provinces et les cités du pays d'Israël, pleurant et se lamentant, et il disait: "Je suis Qoheleth, dont le nom était Salomon. Avant cela, je fus le roi sur Israël à Jérusalem. (...) Je ne réclamai rien (à Jahwé) sinon la sagesse pour discerner entre le bien et le mal, et l'intelligence au sujet de tout ce qui était fait sous le soleil en ce monde-ci".

v 13
Je me suis adonné avec passion à la recherche et à l'exploration intelligente de tout ce qui se passe sous les cieux.
Voilà une besogne bien pénible qu'Elohim a imposée comme tracassin aux fils d'Adam.

Jonathan: Qoh est un lecteur attentif de la vie et, avant l'heure, une sorte d'existentialiste. Le nom de Dieu en outre apparaît pour la première fois.
Rab Alchikh:
oui, pour lui, la réflexion part de l'expérience et d'une "exploration" de la condition des hommes. Il s'est intéressé à tout ce qui se passe (sous le ciel), tout ce qui fait le contenu de l'existence humaine: actions et passions des hommes. L'objet formel de sa recherche, ce fut de poser la question fondamentale du "sens". Toute sa sagesse a consisté à prendre en charge les réalités multiples et concrètes de la vie et à les valoriser. Approfondir la sagesse, revient à être un explorateur comme dans Nb 13:2: "Envoie des hommes pour explorer la terre de Canaan". L'intelligence ("le coeur") du sage examine, apprécie, inventorie toutes les formes de questions que peut poser la recherche de la sapience: quel est le statut de l'intelligence et de l'initiative humaines ? Les aspirations de l'homme à la plénitude sont-elles comblées ? Quelle est la voie sûre pour l'accomplissement de l'homme ? L'effort de réflexion du sage est-il couronné de succès ? La sagesse, conçue comme une méthode d'investigation philosophique, et non seulement comme le fruit de cette recherche, a-t-elle les promesses de la réussite ?

Jonathan: Qoh en tout cas considère que cette requête est une démarche pénible. Il utilise pour exprimer cela le terme "inyan" emprunté à l'araméen et qui ne se trouve pas ailleurs dans la Bible. Il dérive de"anah", s'occuper de quelque chose, être courbé, opprimé. Il revient plusieurs fois dans le livre avec le sens "d'occupation astreignante, de besogne pénible, de condition humaine", imposée à tous les hommes, fils d'Adam, les humains tirés du sol, la race humaine*.
*10 fois; 2:3.26; 3:10;4,8; 5:2; ou, en 5:13, avec celui de "mauvaise affaire".

Rab Alchikh: Qoh observe le comportement des hommes et constate que les aspirations de tous sont cernées par les limites de la condition humaine, définie par les premiers chapitres de la Genèse. Les réponses de la tradition prophétique et sapientielle ne le satisfont pas, parce qu'elles n'assument pas l'expérience la plus quotidienne. Voilà pourquoi, si la grandeur de "l'homo sapiens" est de chercher à savoir, de constater qu'il y a un manque et d'être par le fait toujours en recherche, son point de fragilité, c'est de devoir faire cette recherche dans les larmes, la sueur et le sang.
Platon disait dans son Apologie de Socrate (21d): "O humains, celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate, qu'en fin de compte il ne sait rien".

NB: le tétragramme n'apparaît jamais sous sa plume, mais il parle toujours de Dieu dans une formule générale, propre à être entendue par les gens du dehors.

v 14
J'ai étudié toutes les oeuvres qui ont pu être réalisées sous le soleil.
Eh bien voici: tout est buée
et désenchantement pour l'esprit ! (autant chercher à capturer le vent).

Jonathan: Osée 12:2 écrit qu'Ephraïm se repaît de vent et court après le vent d'est : tout est donc empoignade de vent.
Rab Alchikh:
Qoh insiste. Ses conclusions s'appuient sur une expérience exhaustive: "J'ai considéré toutes les oeuvres". Son verdict l'est tout autant: sans appel. Tout est poursuite de vent, recherche inutile, temps perdu. On ne peut capturer le vent, réalité impalpable et fugitive; l'effort de l'homme vers le bonheur est aussi vain que la tentative d'attraper le vent. Lire Job 7:7: "O Dieu, ne l'oublie pas, ma vie tient à un souffle, mes yeux ne reverront plus jamais le bonheur". Science de vent, donc poursuite vaine et inefficace, désir inconsistant, recherche éperdue de ce qui n'est que néant.

v 15
Ce qui est tordu ne peut être rectifié.
Ce qui est manquant ne peut être répertorié.

Jonathan: voilà Qoh qui parle en proverbes...Peut-on expliciter ce qu'il dit ?
Rab Alchikh:
Qoh semble s'excuser d'être arrivé à des conclusions si peu enthousiasmantes; il y a beaucoup de lacunes, d'insatisfactions; beaucoup de choses vont de travers en ce monde; il est impossible de dénombrer ou de faire disparaître les défauts de l'univers: c'est comme ça. Il faut en prendre son parti, car c'est définitif. Inutile de se faire illusion; on peut assumer les malheurs inhérents la condition humaine; mais impossible de "redresser" ce qui est courbé ("redresser" ne se trouve que dans Qoh et dans Sir) : se dit de toutes les défectuosités physiques et morales, de ce qui est intrinsèquement pervers, vicieux, détourné; impossible de changer le réel qui est immodifiable; impossible de changer ce qui existe, de transformer la nature des choses ou la condition des hommes, mais seulement les comportements, les apparences et les modalités.
Impossible de réparer le péché de celui qui a eu des relations interdites et qui a engendré un"mamzer", un bâtard. Le fruit de son péché reste, alors que le voleur peut restituer son larcin.

v 16
Moi
(Salomon), après réflexion, je me suis alors dit:
Voici que moi, j'ai fait de grandes choses et plus fait progresser la sagesse que tous ceux qui avaient régné avant moi sur Jérusalem.
Mon coeur a fait une large l'expérience de la sagesse et de la connaissance.

Jonathan: jusqu'ici, la sagesse n'avait été qu'un instrument d'investigation (v 13). Dans Proverbes, le "savoir" désignait un aspect de la sagesse, en tant que condensé d'expérience et objet d'étude. Dans son aspect dynamique, la sagesse s'appelait "intelligence": sagesse en acte, elle jaillit du coeur, elle est faite de réflexion, son art est de s'adapter aux circonstances; le fruit de son inventivité est le "conseil".
Maintenant elle fait elle-même l'objet des recherches. L'auteur ("moi") insiste sur le caractère personnel de son observation et de son expérience: connaître par expérience.

Rab Alchikh: et cela d'autant plus qu'elle est matière directe à expérience. Elle suppose un examen de tout; elle aide à comprendre les choses et à tout comprendre; la sagesse de Qoh est avant tout expérience, fruit de constatations méthodiques. Il y a chez lui relation étroite entre sagesse et science/savoir*
Le coeur est le siège de l'esprit et, par là, il est synonyme de sagesse, de raisonnement et de créativité. De même que le coeur pompe le sang pour irriguer tous les organes, de même il dispense sagesse et émotion à toutes les fibres du corps.
Mais cette sagesse ne peut échapper à la vanité de tout ce qui se fait sous le soleil. Dans la sagesse traditionnelle, l'intelligence apparaît comme l'ouvrière de la réussite humaine. Pour Qoh, la sagesse n'a aucune promesse de réussite parce qu'elle n'a aucune prise sur le monde réel; elle n'est donc d'aucun appui lorsqu'il s'agit de définir, par la réflexion, les modalités de la recherche du bonheur; elle pense les choses, mais elle n'agit pas.
Qoh pense à tous les hommes sages qui ont vécu précédemment à Jérusalem. Saül et David ont été les seuls à précéder Salomon sur le trône royal, à Jérusalem, alors que Salomon parle à tous ceux qui l'ont précédé "à" Jérusalem, la capitale de la sagesse. Il fait donc allusion aux rois païens qui y régnaient jadis. Comme par ex
Melkisédech (Gn 14:18).
* 1:17-18; 2:21.26; 7:12; 9:10.

v 17
Je me suis passionné pour l'étude de la sagesse
(des choses savantes) comme pour l'étude des choses absurdes et insensées (l'absurdité et de la stupidité)
Et je me suis aperçu que cela aussi, c'était un désenchantement pour l'esprit (c'était chercher à capturer le vent).

Jonathan: Salomon, durant son vieil âge, réfléchit sur sa conduite passée; au crépuscule de sa vie, il fait le bilan, lucide.
Rab Alchikh:
le célèbre roi a accumulé or, chevaux, femmes nombreuses et plaisirs multiples. Maintenant il veut délimiter ce qui est sage et ce qui est insensé, surtout dans la recherche du juste comportement (cf 7:25); sur le tard, il s'aperçoit que ce qu'il a vécu et recherché était vanité et tourment de l'esprit. Même l'accumulation de connaissances conduit à la déception, car la réalité ultime est aussi insaisissable que le vent, et les limites de la connaissance reculent avec les progrès du savoir et de la science.

NB: Qoh emploie trois termes très expressifs pour le dire:"Holeloth" (1:17; 2:12; 7:25; 9:3) et"holeluth" (10:13), du radical"halal" qui, en judéo-araméen, signifie "traiter en insensé", d'où folie. Le mot"sikeluth", sottise, c'est la méconnaissance des vérités et des lois qui président à la conduite de la vie.

v 18
Oui, beaucoup de sagesse, c'est bien des contrariétés (
déceptions),
Plus se développe la connaissance, plus s'accroissent les tracas.

Jonathan: il constate qu'il eût été plus sage de marcher humblement avec Dieu que de se fier à sa sagesse. Qoh assume la responsabilité de son jugement. La sagesse est "réflexion de vent " parce qu'elle découvre toute la vanité de la condition humaine; et elle découvre en même temps ses propres limites, ainsi que son impuissance.
Rab Alchikh:
notre sage, déguisé en roi, n'espère duper personne. Sa mise en scène est une déclaration d'intention: il proclame la faillite de la sagesse courante, placée sous le patronage de Salomon. La recherche de la sagesse est une déception amère, on se donne beaucoup de mal pour peu de chose; les résultats sont disproportionnés à l'effort produit. Savoir, c'est accumuler des connaissances, coordonner ces connaissances, élaborer un système explicatif. Celui qui augmente son savoir et ses connaissances ne fait qu'augmenter sa peine et souvent son ignorance. Un vrai savant veut toujours en savoir plus.

Jonathan: sur ce point, Qoh est en complet désaccord avec ses devanciers, pour qui la recherche de la science (Prov 2:10) et de la sagesse (Sir 4:12) était une joie/plaisir et aboutissait au bonheur.
Rab Alchikh:
certes l'ignorance n'est pas la clé de la béatitude. Mais c'est une obligation pour l'homme que d'acquérir la sagesse. En elle-même, cette sagesse n'est pas du vent; elle donne de la lucidité, ce qui est mieux que l'insouciance de l'insensé.
Ce qui importe à Qoh, c'est l'existence de l'homme. Et à cet homme, il adresse un avertissement. L'homme est placé devant un choix entre des possibles. Il peut choisir pour la science, mais alors il sait qu'il augmentera sa douleur. Comment ? Pourquoi ? Ce n'est pas dit.Mais pour nous, le non-dit, c'est une science qui se veut conquête illimitée d'une connaissance infinie. En termes d'éthique, cet illimité s'appelle la "convoitise": convoiter l'égalité avec Dieu, convoiter tout ce qui peut être possédé par la connaissance. Comment augmenter son pouvoir par l'avoir et le savoir ? C'est la grande passion de la science, qui seule satisfait la convoitise absolue. Pour cela, elle devient l'autorité suprême et détient le pouvoir sans limite. Dans la science, il n'y a pas d'amour; elle est irrécusable et souveraine.

Jonathan: c'est donc cette suprématie absolue qui fait que la science est source de douleur pour l'homme.
Rab Alchikh: oui, car
la science ne donne pas de réponse dernière aux questions ultimes de l'homme; la convoitise, racine de tous les maux, exige en revanche qu'elle passe toujours outre, qu'elle avance encore et encore. La convoitise du savoir voudrait s'achever dans une possession totale de la nature des choses (mais à quel prix ? Jc 4:2), mais le tout est illimité et insondable.
Jc 1:23-24: "Celui qui ne met pas en pratique la Parole de Dieu ressemble à un homme qui se regarde dans un miroir et se voit tel qu'il est. A peine s'est-il regardé qu'il s'en va et oublie aussitôt comment il était" : chaque homme est vraiment buée, à la surface d'un miroir. Tant d'efforts pour se trouver ne sont que poursuite du vent, ce vent que nul ne peut capter.

 

Les quatre vertus: justice, force, prudence, tempérance


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