QOHELETH/ECCLESIASTE

Introduction

Chap. 1

Chap. 2Chap. 3 et 4Chap. 5 à 8Chap. 9 et 10

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Chapitre II

Qoh a fait la description de la vanité de la sagesse en 12:12-18). Ici il nous explique la vanité des plaisirs (2:1-11). Puis il reviendra sur la vanité de la sagesse en 2:12-23. Ce chapitre constitue une unité. Le sage annonce le sujet au verset 1: sa recherche du bonheur et l'appréciation de son expérience; aux vv 2-10, il rapporte l'expérience; aux vv 11-26, il en donne l'appréciation. Elle est présentée en sept paragraphes, de longueur variable, ponctués par un verdict de vanité. Il faut lire ou relire le chapitre 2 à la lumière des vv 24b-26.

v 1
Moi, je me suis dit en moi-même: "Allez, viens. Je vais faire l'expérience de
ce que valent les joies (de la vie) et découvrir ce qu'est le bonheur". Eh bien ! Là encore, ce n'est que buée d'haleine !

Jonathan: Qoh recherche de nouveaux champs d'expérience, il se parle à lui-même, s'adressant à son coeur, sous la forme de la méditation intérieure. Il utilise la formule d'encouragement: "Allons, viens !", qui est un appel à l'action, comme en Gn 37:20.

Rab Alchikh: ce premier verset donne la décision qui est à l'origine de l'expérience racontée; avant l'expérience, Qoh n'était pas assuré du résultat, car les choses vues ou vécues de l'extérieur restent trop fragmentaires. Le sage veut donc faire l'expérience de la vie éprouvée, celle de la sagesse et de la folie tout ensemble. Après quoi il saura ce qu'il est bon de faire et préférable de choisir.. Il a donc voulu expérimenter le plaisir pour le plaisir, tout en se posant des questions décisives: le plaisir pour le plaisir peut-il donner la joie ? La joie pour la joie est-elle capable de donner le bonheur ? Le bonheur est-il exclusivement dans la poursuite effrénée du plaisir ?

v 2
Du rire,
j'ai dit : "C'est ridicule". Et de la joie : "En quoi est-elle utile ?"

Jonathan: le rire n'a pas satisfait Qoheleth, qui n'est pas a priori contre la joie (Qoh 12:1).

Rsens péjoratif (7:3.6); il suggère l'idée d'une vie dissipée, étourdissante, ab Alchikh: le rire provoqué par la joie est à prendre au toute superficielle de l'insensé. Celui-ci n'a jamais réfléchi à l'énigme de la condition humaine ou alors il fait preuve d'une sorte d'inconscience navrante devant le sérieux de la vie. Ce rire ne conduit à aucun résultat durable. L'homme est plus que la joie ou le plaisir qu'il recherche. Si l'homme recherche le plaisir ou la joie pour eux-mêmes, au point de leur sacrifier sa liberté, le bonheur apparent qu'il trouve renforce encore la conscience qu'il a de la fragilité de la condition humaine. En outre, la bénédiction divine ne repose pas sur un homme frivole, indolent, léger, bavard, animé d'aspirations éphémères, tristes sans lendemain.

v 3
Je me suis résolu à goûter au plaisir du vin
. Je voulais imiter la vie des gens frivoles (tout en restant maître de moi-même). Mais mon coeur s'est comporté avec sagesse. Je voulais cela pour parvenir à comprendre ce qu'il est bon aux fils d'Adam de faire sous les cieux durant la brève existence qui est la leur.

Jonathan: "Salomon" a donc résolu de faire l'expérience de tous les plaisirs et joies humains: réjouissances, sagesse, voire folie.

Rab Alchikh: il s'est déjà rendu compte que la sagesse pure était source de peine (1:18) et que le divertissement était futile (2:1). Il voulut trouver une méthode pour synthétiser trois styles de vie différents, afin de vérifier lequel des trois était le plus heureux.

Il résolut alors de vivre une vie de plaisir sans négliger la sagesse; il explora une manière de vivre qui combinerait la sagesse et la folie, son opposé; à partir de quoi il a pu comparer et apprécier les contraires. La "folie", ici, c'est l'attrait des apparences qui séduisent l'homme: les belles maisons, les instruments de musique, toute recherche dans tous les sens du plaisir terrestre légitime.

Pour ne laisser échapper aucune chance de plaisir et pour faire l'expérience de toute jouissance que l'homme peut s'offrir ici-bas, Qoh a effectué une reconnaissance du côté de l'alcool et de l'ivresse* d'abord, du côté de la folie ensuite. Il a voulu savoir si le vin tenait vraiment toutes ses promesses et procurait le bonheur dont il a la réputation. Il a vérifié par acquit de conscience la validité de ce qui est admis depuis toujours par tout homme raisonnable

Le vin en effet fait partie de tout festin bien ordonné. Les sages n'en défendaient pas l'usage (Si 31:27-28), mais en signalaient les dangers de l'abus**.

Il s'abreuva donc de vin, source de plaisir physique***. L'expérimentation qu'il fit de la boisson ne fut ni incontrôlée ni démesurée, mais bien dosée, visant le but précis recherché: boire, mais ne pas plonger ni se laisser intoxiquer.

Son coeur cependant, insatisfait, était épris de sagesse supérieure.
*sur l'ivresse : Prov 20:1; 23:29-35; 31:4-5.
**Prov 20:1; 23:20-21.31-36; 31:5.
***le vin et les plaisirs de la table sont les symboles de tous les autres plaisirs décrits plus loin

v 4
J'ai entrepris de grands travaux, je me suis construit des maisons et planté des vignobles.

Jonathan: Qoh décrit maintenant le détail des travaux par lesquels Salomon le magnifique s'est fait plaisir et dans lesquels il s'est jeté à corps perdu..

Rab Alchikh: l'Ecclésiaste en effet puise ses exemples dans les livres historiques des Rois et dans les livres sapientiaux pour montrer que ses références peuvent toujours être vérifiées. J'ai accompli de grandes choses. Un grand roi, un président ne peuvent s'empêcher d'entreprendre de grandes choses, de grands travaux ou de nouveaux chantiers. Pour réaliser l'expérience annoncée dans les vv 1-3, Salomon exécuta son plan; il dépassa les limites habituelles de l'indolence luxueuse des rois*.

La première grande oeuvre du roi fut la construction du Temple (lire et comparer 1 R 9:10). Les maisons ? Ce furent le palais de Salomon, le palais de la fille de pharaon, la maison de la forêt du Liban (1 R 7:1-9), sans parler des villes, forteresses et magasins de toute sortes (1 R 9:15-19). Il a planté des vignes*: sans utiliser le droit légal des rois d'exproprier ses sujets pour agrandir sa propriété personnelle, comme les juifs en avaient été avertis par Samuel (1 S 8:14). Toutes les taxes qu'il perçut servirent à la construction de la maison de Dieu. Ses réalisations grandioses furent payées par son propre argent, non sur des taxes imposées.
*Sur Salomon bâtisseur, lire 1 R 7:1-12; 9:18-19.24.
**Ct 8:11: vigne de salomon; 1 Par 27:27: vignes de David

v 5
Je me suis fait aménager des jardins et des vergers; j'y ai fait planter toutes les espèces d'arbres fruitiers.

Jonathan: si la Bible ne parle pas des jardins de Salomon; elle mentionne souvent le jardin du roi (2 R 25:4) qui apparaît aussi dans Néh 2:8 et Cant 4:13.

Rab Alchikh: les jardins sont les terres où l'on plante fleurs et légumes. Les vergers sont des bosquets plantés d'arbres fruitiers; parmi les bosquets, circulait l'eau courante. Le terme qu'il utilise est celui de "pardes", du persan "pairi-daerza", enceinte, lieu clos; en hébreu tardif, c'est un jardin planté d'arbres; en néo-hébreu "pardesoth".

Les jardins et les vergers se trouvaient à l'extérieur des murailles de Jérusalem, car il était interdit de planter des jardins et des vergers dans l'enceinte de Jérusalem.

Parmi toutes les espèces d'arbres se trouve le poivrier, plante exotique qui ne pousse pas en Israël, mais qui fut importé des Indes en même temps que l'eau nécessaire à sa croissance. Le propre des vignes, jardins et vergers orientaux, est de porter des arbres fruitiers variés et en grand nombre. Grands, ils donnent aussi de l'ombre. La surenchère existant, on ne peut plus s'arrêter. Un projet en appelle un autre.

v 6
Je me suis construit des réservoirs d'eaux pour irriguer à partir d'eux un bosquet où poussaient des arbres.

Jonathan: rien de tel n'est indiqué dans le récit biblique.

Rab Alchikh: c'est vrai, mais dans un pays où l'eau est si nécessaire et si peu abondante, l'une des initiatives importantes des rois consistait à faire construire de grands réservoirs.

v 7
J'ai acheté des domestiques et des servantes en plus des gens de maison que je possédais déjà, étant nés dans la maison
. Je possédais un cheptel - tant ovin que bovin - qui dépassait en nombre celui de tous mes prédécesseurs à Jérusalem.

Jonathan: sur la prodigalité de la cour de Salomon, il faut lire 1 R 9:21-23; 10:5 (pour les serviteurs) et particulièrement 1 R 10:5 où la reine de Saba est stupéfiée par la cour de Salomon et par le nombre de ses domestiques. Il faut encore lire 1 R 5:3; 8:63, pour les troupeaux.

Rab Alchikh: les régisseurs, ce sont les enfants esclaves nés dans sa maison qui appartiennent au maître par droit de naissance et qui sont à distinguer de ceux qui ont été achetés. Ces esclaves, serviteurs et servantes nés à la maison, étaient particulièrement appréciés (Gn 14:14). A eux s'ajoute toute la domesticité qu'on se procure à prix d'argent.

Des esclaves, on passe au bétail, petit et grand, en quoi Salomon surpasse tous ses prédécesseurs.

v 8
J'ai également amassé pour moi de l'argent et de l'or, des propriétés royales et provinciales. Je me suis procuré des poètes et des chanteuses, tous les délices des enfants des hommes, des échansons et des sommelières
.

Jonathan: Qoh s'est aussi tourné vers ce qui donnait le plus de pouvoir et pour quoi beaucoup d'hommes sont prêts à sacrifier tout, leur vie et celle des autres: la richesse d'argent°. Il est devenu riche au point de souhaiter de ne pas l'être davantage.
°Sur les richesses de Salomon", il faut lire 1 R 10:14-25; Mt 6:29.

Rab Alchikh: grâce au trafic extraordinaire de Salomon qui se procurait des richesses inouïes par son commerce sur terre et sur mer (1 R 10:11-15), le trésor du roi était considérable*. Même les poids utilisés du temps de Salomon étaient en or. Les précieux trésors royaux, or, argent, joyaux, étaient gardés dans leurs coffres-forts, ainsi que les trésors des marchands, trésors spécifiques à un certain pays et qui faisaient la renommée des provinces. Des instruments de musique, de luxueux chariots...Aux plaisirs des banquets s'ajoutaient les délices de la musique.

Bref, notre héros n'a rien n'a épargné pour trouver le bonheur: chanteurs, musiciens et "filles", ces filles dont il avoue qu'elles sont le délice suprême des humains.
* Lire 1 R 10:14: 666 talents d'or en une année; v 27 : "L'argent était aussi commun que les cailloux".

v 9
Je suis devenu un grand
(de ce monde), quelqu'un de considérable et j'ai surpassé quiconque fut avant moi à Jérusalem. Ma sagesse cependant demeurait à mes côtés.

Jonathan: Salomon a surpassé en splendeur matérielle, en accomplissant des oeuvres merveilleuses (1 R 10:18-20. 23), tous les rois de la terre. Il fait un premier bilan.

Rab Alchikh: les versets 4b-9a sont le récit résumé des grandes réalisations royales; c'est l'énumération à grands traits de tout ce qui caractérise la richesse et le luxe des rois: constructions, domaines mis en valeur, personnel nombreux, troupeaux, trésors, choeurs et harem.

On peut d'abord observer que Qoh n'estime pas qu'une vie d'homme est remplie par le divertissement, l'orgie et l'oisiveté. Tout est acquis par le travail persévérant. Il revendique une réussite individuelle exceptionnelle, supérieure à toutes les performances antérieures. Il est donc plus qu'un gros propriétaire terrien.

Mais ce tableau sommaire n'évoque rien de la fierté de travailler à la grandeur, à la prospérité et à la paix de son royaume. Tout est axé sur la réussite individuelle de l'homme. On voit son désintérêt pour la question du sens de l'histoire.

v 10
Je ne me suis rien refusé de ce que mes yeux convoitaient. Je ne me suis privé d'aucune jouissance. J'ai vraiment tiré satisfaction de tous mes travaux; j'ai eu ma large part des joies qu'ils pouvaient donner.

Jonathan: Salomon affirme sans détours qu'il a été très satisfait de son mode de vie fastueux.

Rab Alchikh: les versets 9b-10 décrivent bien le comportement d'un roi qui ne s'est rien refusé. Il a exaucé lui-même tous ses désirs; toute la joie qu'un homme peut raisonnablement espérer retirer de son labeur, il l'a obtenue.Son jugement a donc une valeur définitive et universelle. Cependant l'inventaire de Qoh 2,4-10 est un peu exubérant, car un pareil faste chez les juifs ne se trouva que du temps d'Hérode. Mais peut-être faut-il y voir sa volonté de démarquer des textes concernant le train de vie somptueux de Salomon.*
*Lire le faste et le luxe chez Salomon: 1 R 7:1-12 et 10:14-25; 11:1-13.

v 11
Moi, alors, j'ai considéré toutes les oeuvres que j'avais entreprises à la force de mes poignets et tous les tracas qu'ils m'ont donnés pour les réaliser. Il m'est alors clairement apparu que tout est buée d'haleine et poursuite de vent. Il n'y a aucun profit réel sous le soleil.

Jonathan: voici à présent le jugement et l'appréciation réservés de la réflexion de sagesse: c'est plutôt un bilan décevant.

Rab Alchikh: oui, la raison normative lucide reprend ses droits. La sagesse va prononcer, en connaissance de cause, son estimation des choses et en dresser le bilan. On a d'un côté les oeuvres si grandes, si belles, de l'autre la peine prise pour les faire. Mais cette peine, bien proportionnée, est excessive; elle gâte tout, même la joie.

Salomon pressentait que tout ce qu'il avait réalisé allait être détruit. Ce qui l'incita à dire que tout était tourment de l'esprit et pour l'esprit. L'instabilité, le néant des choses de ce monde, font qu'on ne peut jamais en être satisfait et que plus on en goûte, plus on en a faim. C'est l'eau qui excite la soif au lieu de l'apaiser. Un coeur aussi grand que celui de l'homme ne peut être comblé que par Dieu. Qoh considère un peu la vie royale de Salomon comme manquée.

Jonathan: le verdict est sans appel

Rab Alchikh: l'expérience de la plus grande fortune est déclarée sans profit, vaine comme tout le reste. Cela ne sert à rien de travailler. Le travail n'a aucun sens en lui-même. Il n'est pas une justification pour vivre. Il n'est pas le tout de la vie. Dans un univers qui est frustré de l'éternité à laquelle il aspire, il ne peut y avoir de profit pour l'homme.

Mais ne généralisons pas trop vite, car il y a une contradiction latente: si Salomon s'est procuré toutes les satisfactions et s'il dévoile en même temps que le bonheur consiste à jouir des douceurs de la vie, comment peut-il ensuite dire que tout cela est vanité ? Ces réalisations sont-elles dépréciées en elles-mêmes ou pour des raisons extrinsèques? Qoh n'est pas un émule de l'Imitation de J.C. ni un maître du détachement des biens terrestres.

Jonathan: la réponse est certainement dans le juste milieu

Rab Alchikh: Qoheleth, alias salomon, détaille les travaux énormes qu'il a entrepris pour donner à son expérience toute sa dimension; mais par là il est tombé dans l'excès, en s'éloignant du juste milieu.

Jonathan: il y a joie dans le travail, mais cette joie est, comme tout le reste, fugitive.

Rab Alchikh: tout usage des choses est usure. La richesse est un chemin qui ne mène nulle part. Les filles ? On ne peut pas passer toute sa vie entre les bras des filles. Les plaisirs ? Ils fatiguent à la longue et ne sont qu'une fuite en avant. Il faut recommencer toujours, car il y a érosion permanente, lassitude et désillusion. L'accoutumance émousse les sensations des plaisirs. La déception est ce qui reste quand la passion est passée. Salomon a eu la vie la plus pleine qu'on puisse souhaiter Et pourtant, il n'en fut pas satisfait. Alors, au lieu de rêver de conquérir le monde et de prévoir des difficultés qui seront impossibles à surmonter, pourquoi ne pas mener une vie pleine et détachée tout de suite ? Même en organisant le monde, l'homme n'est pas dieu et ne pourra jamais le devenir. Cinéas disait à Pyrrhus: "Quand nous aurons tout en notre puissance, que ferons-nous à la fin ? Pyrrhus se prenant à rire: "Nous nous reposerons à notre aise et ne ferons plus autre chose que faire festins tous les jours". Cinéas lui dit alors: "Et qui nous empêche, sire, de nous reposer dès maintenant et de faire bonne chère?" (cf Plutarque, Les vies des hommes illustres: Vie de Pyrrhus XXX, Paris, Gallimard, Bibl de la Pléiade, t.1 p. 884).

v 12
Moi, je me suis appliqué à comprendre/mettre en balance la sagesse, la folie et la sottise. Et je me suis demandé si l'homme qui prendra ma succession comme roi fera autre chose que ce qui a déjà été fait.

Jonathan: Salomon, écartelé entre des états d'âme contradictoires, se préoccupe de la pérennité de son oeuvre.

Rab Alchikh: rendons justice à Qoh: sa critique radicale des valeurs, des tâches humaines, des entreprises, des richesses et des plaisirs a été faite au nom d'une sagesse à qui il demandait trop: en elles-mêmes, ces valeurs n'ont rien de négatif; mais c'est leur rapport à l'homme qui est faussé dès l'instant où le sage leur demande de définir le sens du destin humain, alors qu'elles n'en sont que des modalités. L'être de l'homme est plus que ses modes d'être ou d'avoir. Le constat est essentiel: le vivant, fragilité absolue, est un être-pour-la-mort. En raison de quoi, tout est vanité, Salomon se demande, alors et logiquement, en les mettant en balance, si la sagesse présente un avantage sur la folie et la déraison. Au lieu de se réjouir, comme les sages, de laisser une descendance (Prov 13:22; Ps 25:13), il doute à juste titre que son successeur (v 19-21), dans ce contexte, puisse faire mieux ou autre chose que lui. Le pouvoir nouveau n'apportera donc rien d'original.

v 13
Moi, je vois bien que la sagesse est plus avantageuse que la folie, tout comme la lumière est préférable à l'obscurité.

Jonathan: veut-il dire que sa vie a été une sorte de douce folie ?

Rab Alchikh: on ne comprend les choses et les situations que par différence et opposition: la lumière n'est appréciable que par opposition aux ténèbres. La sagesse suppose qu'on pèse le pour et le contre; elle aide à comprendre et à apprécier les choses et les événements, mais elle ne se trouve pas en eux. Elle se trouve à l'endroit et à l'instant où l'on fait les choix.

v 14
Car l'homme sage a les yeux dans sa tête, tandis que l'abruti marche dans l'obscurité.
(l'homme sage voit où il met ses pieds, tandis que l'abruti avance à l'aveuglette).

Et Moi, j'ai également appris qu'un même destin les attend en fin de compte tous deux.

Jonathan: comment faut-il comprendre ?

Rab Alchikh: c'est vraisemblablement un proverbe: celui qui a les yeux dans la tête est celui qui voit droit devant lui et clair en lui. Tu peux comparer l'axiome avec Prov 17:24: "La sagesse se lit sur le visage d'un homme intelligent; les regards du sot se portent vers des buts inaccessibles".

En somme, le sage ne doit pas avoir les yeux dans sa poche, mais bien en face des trous. La sentence exprime toute la fierté de l'esprit qui a réfléchi, calculé, soupesé pour concevoir son projet et en a dirigé l'exécution jusqu'au succès. Le sage doit utiliser sa vue en étudiant sa voie bien en avance. Il doit prévoir le résultat final de ses actes avant de les entreprendre. Il voit clairement le chemin qui est tracé devant lui et prend la route la plus directe pour arriver à destination, à la différence du sot dont la démarche est incertaine et la vision étroite, comme s'il tâtonnait dans la nuit, sans même savoir sur quoi il trébuche.

v 15
Et Moi j'ai dit en mon coeur : "Le sort du fou sera le même que pour moi; à quoi bon dès lors vouloir devenir tellement plus sage
(que lui) ?". Et j'en ai conclu en mon coeur que cela aussi était buée d'haleine.

Jonathan: Qoh se pose les vraies questions: puisque la mort est le sort commun, puisqu'un même destin attend le sage et l'insensé, quel est l'intérêt de vouloir être juste ? En quoi le sage est-il supérieur au sot après la mort ? Pourquoi exceller en sagesse ?

Rab Alchikh: l'adverbe"tellement plus" dénonce non la sagesse en elle-même ou son échec, mais l'excès de sagesse, c'est-à-dire le mal que s'est donné Qoh pour acquérir une sagesse qui dépassât celle des prédécesseurs.

Qoh, butant sur l'irritante question de la mort, a acquis la certitude que la réflexion sur le sort du sage et du sot était une réflexion vaine. Il ressent amèrement l'ironie d'un même verdict de mort sur l'existence du sage comme sur celle de l'insensé. La mort apparaît vraiment comme une sanction injuste, portée par un juge peu clairvoyant, voire aveugle et sans discrimination. Qoh ne redoute pas, contrairement au harpiste égyptien appréhendant la disparition des monuments destinés à perpétuer un nom après la mort, cette amnésie après la mort. Il souligne que le philosophe meurt aussi bien l'insensé: la philosophie de l'un ne lui sert pas plus que la fortune de l'autre (cf Ps 49). Qoh, ce qu'il met en cause, c'est l'existence même et pas seulement l'existence heureuse. Le scandale n'est pas pour lui le caractère prématuré de la mort*, mais sa frappe égalitaire: l'absurde, c'est de vivre pour mourir (aurait-on cent ans); c'est là le non-sens de la vie. Pourtant, la mort reste au bout de la vie l'instant solennel de proclamer que nous avons existé. Et le sens d'une vie, c'est de faire la preuve que le monde n'est pas sans raison.
* le juste normalement meurt après une heureuse vieillesse (Gn 15:15; Jb 5:26)

v 16
Tout ce qui se produit tombe dans l'oubli. Le sage meurt bel et bien comme l'insensé et dès le lendemain de leur mort,, on perd leur mémoire à tous deux.

Eh quoi ! Le sage meurt bel et bien comme l'insensé.

Jonathan: puisque le sage et le sot finissent à la mort, la sagesse n'est pas mieux récompensée que la folie. Est-ce à dire qu'il faudrait une fin différente ?

Rab Alchikh: la question est fondamentale: mais comment se fait-il que le sage meure tout comme l'insensé ? Pour la doctrine traditionnelle, le juste laissait un souvenir durable et béni dans la mémoire des hommes*. La mort du sage, qu'elle se produise tôt ou tard, est un démenti du principe qui sert de fondement à l'éthique des Proverbes: le sage n'a pas plus de survie que le sot dans la mémoire des hommes. Qui se souvient de lui ? Tout ce qu'un sage a pu apporter est oublié. Non seulement est englouti dans le silence ce qu'il a été et ce qu'il a dit, mais on détruit même ce qu'il avait fait. La mémoire de ses oeuvres, de son existence et de son nom sera bientôt effacée. C'est la seconde mort, définitive et irrémédiable. Dans notre monde, les grandes oeuvres, les créations, les pensées sont innombrables et disparaissent dans un oubli total. Les livres ? Le livre lui-même est englouti dans un cataclysme de centaines de milliers de livres; chacun salué comme une oeuvre de génie et oublié dix ans après.

Comment transmettre d'une génération à une autre la sagesse acquise par l'expérience, en un temps de mobilité incessante, d'innovation, d'objets fascinants toujours renouvelés ?

Dans les sociétés traditionnelles, le "vieux" était écouté et pris au sérieux. Dans les sociétés modernes, il faut écouter les jeunes: de la vie, ils ont expérience nulle, mais ils sont habitués à une manipulation aisée de la technologie moderne. Expérience de l'outil et de l'objet, non de la relation humaine, politique, culturelle. Le sage est oublié; rien ne se transmet plus d'une génération à l'autre.

Certains se sont bâti d'énormes stèles pour survivre après leur mort dans la mémoire de l'histoire. Ils meurent et demeurent morts dans l'oubli général.

*Ps 112:6; Prov 10:7; Sir 15:6

Gilgamesh disait déjà à Enkidu: "De tout être humain, les jours sont comptés; quoi qu'il fasse jamais, ce n'est que du vent...Si je succombe, que j'établisse au moins ma renommée".

v 17
Voilà pourquoi j'en ai eu assez de la vie; je trouve en effet néfaste tout ce qui se passe sous le soleil. Oui, tout est buée d'haleine et poursuite du vent.

Jonathan: quelle vision pessimiste.....

Rab Alchikh: confronté à la vanité et aux frustrations inhérentes aux aspirations de l'homme dans ce monde, le sage méprise la vie. Pour lui, le renom et la mémoire éternelle ne sont pas une consolation. Le sage ne survit pas à la postérité. Sa mémoire se perd comme celle de l'insensé dans les jours qui suivent sa mort. Sa formule: "J'ai haï la vie" n'exprime que le dépit d'un amour intense de la vie qui se sait irrévocablement menacé et bientôt englouti par le néant. Puisque les choses les plus réputées, les plaisirs et la sagesse, nous donnent un tel mal sans assouvir notre besoin inné de bonheur et d'éternité, la vie elle-même devient chose méprisable et in-supportable. Elle n'est, à la limite, qu'un immense et luxueux gaspillage où tout meurt pour que la vie continue.

v 18
Moi, j'ai du mépris pour tout ce que moi j'ai péniblement entrepris sous le soleil, parce que je devrai laisser tout cela à celui qui viendra après moi.

Jonathan: autre motif de désillusion: le sage a beau accumuler des richesses, il ne sait même pas à quel héritier, sage lui-même ou sot, passeront ses biens (cf Qoh 6:2). Il rejoint le Ps 39:7: "L'homme s'agite et ne sait qui ramassera; Sir 11:19: "Le riche laissera ses biens à d'autres, puis il mourra". Cf Lc 12:20.

Rabbi: ceux qui s'agitent à conquérir des fortunes ne tiennent en général aucun compte du temps qui passe et qui ne reviendra jamais. Ils doivent conserver dans l'inquiétude ce qu'ils ont acquis dans l'agitation. "Les bonheurs et les honneurs relèvent de la même âpreté et de la même déception", disait Sénèque..

La problématique eût été différente si l'auteur avait travaillé, non pour accumuler des biens pour lui, mais pour faire avancer, à sa place et à sa manière, l'histoire collective.

v 19
Et qui sait s'il se comportera en homme sage ou en insensé ? Il disposera de toute la fortune que j'aurai acquise durant ma vie par mon travail et ma sagesse. Cela aussi est buée d'haleine.

Jonathan: Qoh sait qu'on peut jouer à quitte ou double.

Rabbi : il déclare en effet haïr tout le fruit de son labeur. Il se résignerait à disparaître s'il savait son successeur poursuivre son oeuvre avec une égale sagesse. Mais il n'a aucune garantie à ce sujet. Avec son fils Roboam, il sait à quoi s'en tenir....

vv
20 (
pour) Moi, la pensée de toute la peine que je m'étais donnée sous le soleil conduisit alors mon coeur au bord du désespoir.

21 Oui, voilà un homme qui aura rempli sa tâche avec sagesse, sagacité et savoir-faire et maintenant il lui faut laisser en partage son acquis à un autre qui n'y est pour rien. Cela aussi est buée d'haleine et grande injustice.

Jonathan: à quoi sert à l'homme de gagner l'univers ?

Rabbi: la perspective de tout abandonner à son héritier est d'une ironie cruelle; en cédant le fruit de son labeur, Qoh se sent frustré. Il ne voit pas au nom de quel droit l'héritier qui n'a pas pris la moindre part à ses soucis lui imposerait, fortune faite sans lui, une pareille spoliation. Travailler, gagner et laisser le tout aux héritiers, c'est plutôt décevant, voire criant. Autant jouir tout de suite de sa fortune pour profiter de la vie comme elle vient et vivre heureux au jour le jour.

v 22
Oui, que reste-t-il
à l'homme de tout le travail et de tout le souci intérieur qui l'ont usé, lui, sous le soleil ?

Jonathan: la question fondamentale , devant cet état de fait, est de dire: "A quoi bon ?"

Rab Alchikh: l'homme a réussi à constituer un bel héritage, mais en faveur d'inconnus. Alors à quoi bon cet excès de travail et de souci intérieur qu'il s'est donné, pareil à l'excès de sagesse qu'il avait déployée? (2:15). A quoi bon ? Toujours l'excès fatigant et décevant. Ceux qui sont des inquiets s'aperçoivent qu'ils ont usé leur existence pour se procurer ce qu'ont les autres et pour devenir ce que sont les autres. Certains s'aperçoivent qu'ils n'ont travaillé que pour l'inscription à mettre sur leur tombeau. Personne n'ose regarder Il faut trouver la voie du juste milieu. Un homme qui ne travaille que pour son avantage ou éventuellement pour assurer un avenir confortable à ses descendants ou héritiers risque bien d'être déçu, car il n'aura rien fait pour la communauté, mais uniquement pour sa propre gloire ou ses seuls intérêts.

v 23
Car toutes ses journées ont été un tourment et ses affaires un tracas; même la nuit, son esprit ne trouvait pas le repos. Encore une fois, tout cela est buée d'haleine.

Jonathan: Qoh, en se noyant dans le travail, n'a-t-il pas tenté de fuir sa propre mort ?

Rabbi: c'est certainement la perspective de la mort qui a suscité cette réflexion à Qohelet. L'homme n'a pas le temps de jouir de son labeur et il aspire indéfiniment à en jouir. Le travail, qui pouvait être enthousiasmant, bienfaisant et gratifiant, se change en chagrin, en préoccupation et en tracas. Qoh corse à dessein le tableau et force le trait.. Un tel travail ne mérite que rejet et aversion. Et pourtant, tout ce déploiement d'entreprises lui a donné le sens incontournable du présent.

v 24
Il n'est vraiment d'autre bonheur pour l'homme que de manger, de boire, et de
bien-être et plaisir dans les fruits savoureux de son travail. C'est un constat que j'ai fait, Moi: c'est un bonheur qui vient de la main de Dieu.

Jonathan: Qoh croit cependant qu'il est possible d'être heureux et que la vie vaut d'être vécue.

Rab Alchikh: ce que Qoh a condamné jusqu'ici, c'est la poursuite effrénée du plaisir et de la sagesse. Il ne s'est rien refusé : ni l'ivresse des bonnes choses (le vin par ex, Qoh 2:3.10) ni celle de l'action et de l'insomnie (Qoh 2:23). La conclusion qu'il en tire, c'est que cette vie de plaisir insouciant et d'activisme laborieux est insensée: cela coûte très cher, cela rapporte peu de joie et beaucoup de soucis, et cela s'achève à la mort. Il faut donc savoir raison garder et tenir la ligne médiane de l'équilibre, de la juste mesure entre l'excès et le manque, entre l'agitation et l'inertie. Qoh croit au plaisir et au bonheur; encore faut-il les chercher là où ils sont. Pour cela, il propose l'idéal d'une vie honnête et modérée dans ses aspirations, vie qui est un bienfait de Dieu offert à tous les hommes et que tous peuvent réaliser. Il réhabilite les petites joies quotidiennes de l'existence dont le thème réapparaîtra cinq fois* : la détente, le repos, les agréments de la compagnie des amis en société, la douce intimité de la vie de foyer avec la femme qu'on aime (9:9).
* cf 3:12-13.22; 5:17-19; 8:15; 9:7-1O; 11:8-10

Le bonheur, c'est d'être généreux avec son argent plutôt que le thésauriser pour le léguer à d'autres: bien-être, bien boire, bien manger...

On retrouve la même succession des verbes "manger, boire, se réjouir" qu'en 1 R 4:20 où l'on peut lire, à propos du règne de Salomon: "On mangeait, on buvait et on était joyeux". Le manger et le boire ne sont pas seulement des fonctions nutritives. Tout le monde sait par expérience que la table est un lieu de communion humaine, que le repas peut aussi être un festin du coeur et de l'esprit.

Jonathan: Qoh est-il épicurien, d'une certaine manière ?

Rab Alchikh: il n'est ni épicurien ni matérialiste; c'est un homme qui veut jouir avec sérénité du bien-être ordinaire de la vie, présent divin. Il faut lire les interrogations de Jr 22:15 au roi Yoyaqim. C'est un homme qui croit à la providence divine: tout est ordonné et exécuté selon son plan. Le bonheur ainsi délimité est lui aussi providentiel; car il vient de Dieu.

Seulement voilà ! Ce bonheur est trop court; il est aussi fugitif que l'instant et la soif infinie de béatitude durable ne sera donc jamais exaucée sur terre.

v 25
Car qui peut manger ou éprouver du plaisir sinon grâce à Dieu ?

v 26
C'est Lui en effet qui donne à qui lui plaît sagesse, science et satisfaction. Mais à celui qui lui déplaît, il donne comme charge de rassembler et d'accumuler
(des biens) pour les donner à celui qui a ses faveurs. Cela aussi est buée d'haleine et poursuite du vent.

Jonathan: ce verset ne me paraît pas clair dans son contexte....

Rabbi: le verset a peut-être été ajouté par un copiste préoccupé d'un point de vue différent, celui de l'homme pieux, le "hasid", qui reprend les idées traditionnelles: le bonheur venant de la main de Dieu, la dépendance de l'homme vis-à-vis de la providence divine peut être source de paix et de joie.

Le sujet du verbe, c'est Dieu. Le verset aborde un sujet auquel rien ne nous préparait. Jusqu'à présent, on disait que le juste n'était pas mieux traité sur terre que le méchant (7:15; 8:10.14; 9:1-10). A quelles conditions est-on sûr d'obtenir de Dieu le bonheur ? La sagesse dit en effet que Dieu récompense le sage, le juste, le craignant Dieu et que le malheur sanctionne la conduite de l'insensé, du méchant, de l'orgueilleux*.

Mais l'enquête de Qoh lui a démontré la fausseté de cette réponse. La réalité humaine ne fait apparaître aucune loi de l'agir providentiel divin. L'impression est celle d'un arbitraire total. L'expérience interdit à Qoh d'affirmer que l'homme bon reçoit la sagesse et le pécheur la punition** Car pour lui, Dieu ne révèle rien de son oeuvre à l'homme (3:11; 8:17;11:5). Qoh prend au mot la publicité alléchante de Sagesse***. Il teste le bonheur en prenant ce qu'il y a de mieux dans le genre: la réussite royale dont toutes les possibilités de plaisir et de joie ont été exploitées au maximum. Le résidu de l'analyse s'avère décevant. La sagesse ne tient pas ses promesses. Qoh a été le premier à ressentir la menace de la mort comme un arrachement violent et comme un anéantissement de tous ses espoirs. Il a pris conscience de l'arbitraire de l'agir de Dieu qui accorde ou refuse ce bonheur sans critère apparent, sans se conformer à la loi de rétribution équitable de la sagesse traditionnelle. Ce qui a été dit jusqu'à 2:24a ne vaut en réalité que pour les hommes qui connaissent le bonheur. L'affirmation de 2:24b-26 n'est pas une déduction de la réussite royale de Qoh: elle reste à démontrer. Elle annonce l'enquête sur le bonheur des autres hommes et les conclusions à en tirer pour une estimation de la condition humaine.
*Cette assurance de la tradition s'est dite en beaucoup de maximes: Pr 1:32-33; 2:21-22; 3:33-35; 10:3.25.27.28; les discours des amis de Job.
** Pr 13:22; Jb 5:5; 20:15s.
***Prov 8:15.17-18.34.

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