QOHELETH/ECCLESIASTE

Introduction

Chap. 1

Chap. 2Chap. 3 et 4Chap. 5 à 8Chap. 9 et 10

Retour

 

Chapitre III

Deuxième développement: vanité des efforts de l'homme pour modifier la variabilité inéluctable des événements. L'homme est le jouet des événements; il semble enfermé dans un réseau inexorable de dualités primordiales en provenance du cosmos, de la nature humaine, de la société, de l'histoire) qui équilibrent la vie du monde dans une stabilité précaire. Et il est incapable de saisir le sens de ce que Dieu fait ou veut faire à travers la succession des moments qui fuient vers le néant.

Il y a trois sortes d'événements qui sont variables et inéluctables: 1. les actions humaines immédiatement régies par la Providence parce que la direction divine atteint la vie humaine dans sa totalité absolue, des détails les plus minimes aux événements les plus importants

(vv 1-15); 2. la tyrannie des chefs (vv 16-18); 3. la mort (vv 18-22).

Qoh est en quête de vie heureuse et paisible. Il a essayé la sagesse pratique pour constater que toute chose a son temps et que tout événement humain est soumis à une loi d'alternance qui échappe à l'explication immédiate. Car l'homme n'a pas d'emprise sur les lois qui gouvernent le monde. Il essaie maintenant de la sagesse philosophique. Il entreprend de saisir les lois de la Providence dans le jeu mobile et mouvant des actions qu'elle dirige. Il ne peut comprendre le plan de Dieu conçu par Dieu pour l'univers et il n'a pas de prise sur le mouvement ordonné des phénomènes cosmiques. Il lui revient de respecter le déroulement des temps et de vivre à l'intérieur de la vie rythmée des événements.

La séquence Qo 3:2-8 donne une impression de vrac et d'ordre dans cette énumération de situations: - de vrac, car on ne discerne aucun principe directeur de l'énumération; - d'ordre, par leur regroupement en paires antithétiques, chaque action ou situation a régulièrement sa contrepartie. Le regroupement par paires veut suggérer l'incertitude de l'homme sur la nature des temps de son existence; l'énumération de 14 paires, pêle-mêle, suggère l'incertitude sur l'enchaînement des divers temps et sur le sens de celui-ci.

Qoh démonte l'existence des humains en vingt-huit moments caractéristiques de la vie, en quatorze couples polaires, un peu comparables aux particules élémentaires de la matière dont certaines ont l'avantage de se correspondre en positives et négatives. Ces vingt-huit possibilités d'oeuvres (à savoir 14 couples: 28 = 7 :chiffre de la plénitude du temps x 4 : chiffre de la totalité de l'espace terrestre) forment une totalité sans failles. Toute la vie et toutes les activités de l'homme se ramènent à ces vingt-huit ouvertures.

Ce sont ces éléments de base qui entrent dans la composition des existences humaines. Ce sont des moments privilégiés qui peuvent et doivent porter Israël jusqu'à son idéal spirituel. Chaque élément a sa raison d'être et ne se confond avec aucun autre. Mais l'homme n'est pas le maître de la construction et n'y perçoit aucun principe directeur. La suite éclaire la portée de cet inventaire. C'est un inventaire sur lequel va pouvoir s'exercer la réflexion. Qoh ne dit pas qu'il faut ou qu'il ne faut pas. Il constate qu'il y a un temps pour chaque activité de la vie; il ne juge pas, il ne conseille pas. Qu'elles paraissent bonnes ou mauvaises, les choses sont là: la guerre, la paix; tous les événements de la vie d'un homme: naître, mourir, pleurer, rire, danser, se séparer, s'unir, se taire, parler, aimer, tout est dit.

Il y a toujours un temps possible pour les innombrables activités de l'homme. Nous avons le temps pour nous, quel qu'il soit; et nous avons le temps devant nous, quoi que nous fassions. L'alternance des actions opposées, en neutralisant leurs effets contraires, maintient l'équilibre général de la création. Chaque phase est à considérer en fonction de l'ensemble. Ce que l'un a commencé, un autre peut l'achever. Ce n'est pas du scepticisme (tout égale tout et n'importe quoi) ni du désespoir (à quoi bon ?). Qoh 1:1-8 n'a pas de signification indépendante, ce n'est pas une considération philosophique sur le temps; c'est une séquence à laquelle il faut laisser sa neutralité et son ouverture. Dans Qoh 1:1-8, le but de l'auteur n'est pas de montrer que sous le ciel tout est bien ordonné, chaque chose arrivant au temps approprié (3:11.17; 8:5-6), mais que l'activité de l'homme est dominée par une série d'alternances qui reviennent sans cesse, qu'un acte n'a pas de sens en soi, qu'il faut considérer la vie comme un tout. Chaque chose en soi vaut la peine d'être vécue, même la mort. Dieu apprécie chaque oeuvre, lui donne son temps propre; c'est Lui qui intègre la totalité de nos actes dans la totalité de nos vies. Voilà pourquoi il n'y a point de point zéro dans le temps biblique. L'heure zéro est le crépuscule et non minuit. Le soleil illumine la terre progressivement. Le temps biblique n'est pas un temps vide, c'est le temps de l'histoire. Qoh contemple non la fuite du temps, mais sa venue. En soi, le temps ne signifie rien pour la Bible; mais il y a une signification du temps-pour-l'homme. Il faut donner au temps la valeur que lui donne l'éternité.

C'est seulement au v 9 que la réflexion sur ce donné sera orientée.

______________________

v 1
Tout ce qui se produit sur la terre arrive en son temps.

Jonathan: ce verset sert d'introduction aux 14 couples antithétiques des vv 2 à 8. Ce nombre 4x7=28 veut recouvrir la totalité de l'existence humaine. Toute chose suit un ordre établi et tout est parfaitement réglé. Dans l'alternance des contraires, il faut définir le temps et donner de l'espace au temps.

Rabbi: en voulant imiter le balancement des quatorze couples, Qoh est obligé à chercher un synonyme au mot "temps" qu'il utilise exclusivement par la suite. Le lexème "Olam" signifie à la fois le temps incontrôlable et l'éternité sans mesure, le monde et l'éternité qui échappent à l'homme.*
* en grec : l'éternité se traduit par ayon, qui exprime un espace de temps de durée illimitée et incalculable.

Les concepts d'espace-temps s'y trouvent réunis. C'est le temps de Dieu, temps caché et secret, pendant lequel se déploie le projet divin sur le monde. Il peut s'agir d'une durée indéfinie.

Jonathan: Qoh a trouvé le mot "zeman" (qui est un terme de l'hébreu tardif, un aramaïsme attesté seulement 8 fois dans l'A.T. (Esd 10:14; Ne 10:35, 13:31; Si 43:7); en grec, il est traduit par "chronos" pour exprimer une période de temps, la durée limitée, la temporalité; c'est le temps qui court depuis le commencement jusqu'à la conclusion d'un événement; c'est le temps fixé, la saison, le délai pour un voyage, une fête ou une initiative précise. Dans ce cas, les choses sont réglées avec mesure et l'histoire est finalisée; l'homme est appelé à y jouer un rôle.

Rab Alchikh: Qoh utilise encore un autre terme, celui de "eth", qui est le temps où une chose arrive, le point du temps pendant lequel chaque chose est destinée à prendre sa place. Ce vocable, attesté dans la Bible 296 fois, apparaît 40 fois dans Qoh, dont 31 fois dans ce chapitre. Dans Est 9:27.31 et Neh 2:6, "eth" signifie "une date ou un temps fixe". Qoh en fait ici un simple équivalent du mot "temps": le temps opportun, l'instant décisif, l'occasion favorable. Le terme grec "kairos" désigne lui aussi le moment favorable déterminé par son contenu; le temps-événement fixé par Dieu pour aller à la rencontre de l'humanité. Pour lui, la durée est donc traversée par des moments ou temps successifs d'actualité (les termes sont employés comme des synonymes).

Jonathan: ce terme de temps est donc très précis ici.

Rab Alchikh: il ne s'agit pas "du" temps, mais "de nombreux temps", autant de fractions du temps, exactement délimitées par leur contenu, et donc de durée variable. Il y a ainsi un moment ou un temps pour toute chose sous le ciel. Il n'est pas question de moment opportun ou propice qu'il faudrait saisir pour réussir; qui choisit en effet "le temps pour mourir" ? Qui guette le moment de pleurer ? Il faut donc faire face au présent de l'heure présente et ne pas vivre à contretemps. Car malgré cette caducité, nous avons du temps, beaucoup de temps et de possibilités d'action. L'existence, à travers cette durée variable, ainsi traversée de moments et d'instants, coïncide de façon fugitive avec une certaine éternité. Cette expérience du fugitif donne à l'homme la nostalgie du durable, ou, en un autre mot, de l'éternité que Dieu a modelée au creux du coeur humain. Car éternelle est la non-éternité.

"Mo'ed" signifie convocation; c'est le temps du rendez-vous, de la rencontre entre Dieu et l'homme.

"Nous courons à toutes jambes vers l'avenir et nous allons si vite que le présent nous échappe, et la poussière de notre course nous dissimule le passé". B. VIAN, les Bâtisseurs d'Empire.

v 2
Il y a un temps pour naître et un temps pour mourir; un temps pour planter et un temps pour arracher les plantes.

Jonathan: Qoh évoque le commencement et la fin de l'existence et leur donne un effet d'ensemble, sous forme d'antithèse proverbiale. Le Deutéronome le disait déjà: "Tu seras béni en ta venue, tu seras béni en ta sortie" (Dt 28:67). Le premier couple d'antithèses donne le programme total.

Rabbi: la naissance et la mort sont les deux moments suprêmes de l'homme et de la vie, dont on ne peut absolument pas prévoir la date exacte, date que nous ne pouvons ni avancer, ni retarder; ils ont leur instant précis assigné par Dieu. Que savons-nous en effet du pourquoi de notre naissance ? Pourquoi mourons-nous ? Qui nous appelle à l'existence ?

Il est un temps favorable où l'on est capable d'engendrer et il ne faut pas en laisser passer le moment. Il est un temps où il faut mourir et, là encore, il ne faut pas laisser passer l'occasion d'y réfléchir, sous peine de ne pas vivre notre mort et de laisser faire le hasard ou la nécessité. On ne peut se donner la vie: elle nous est donnée, toujours, par un autre. On peut se donner la mort: il vaut mieux la vivre comme le présent suprême de la vie qu'on a reçue d'un autre ou qu'on a soi-même transmise.

Le premier acte de l'homme fut de "planter", même acte que celui de Dieu en Gn 2:8. La plante aussi vit selon les rythmes des saisons et des alternances, donne naissance, grandit, se reproduit et meurt. "Planter" peut aussi signifier "s'installer, s'établir quelque part" (Es 65:21): on s'installe, mais la mort nous arrache comme des plantes.

v 3
Un temps pour tuer et un temps pour soigner les blessures; un temps pour démolir et un temps pour construire.

Rabbi: ce cycle implacable vie/mort, meurtre/guérison, temps de guerre/temps de paix, s'applique aussi bien aux objets inanimés qu'aux vivants.

Le verbe hébreu "tuer" implique toujours, dans la Bible, une mort violente: l'abattage du bétail, la destruction des plantations par l'ouragan, la mort par morsure de serpent, le meurtre perpétré par Caïn, la vengeance, la peine de mort, l'exil. Dieu peut en être directement ou indirectement le sujet. Il est des circonstances où la vie en plein développement est détruite et d'autres où la vie en pleine ruine doit pouvoir être sauvée.

v 4
Il y a un temps pour pleurer et un temps pour rire; un temps pour la lamentation et un temps pour la jubilation.

Rabbi: le rire signifie ici la joie. La lamentation signifie le deuil. La danse fait sauter de joie, au milieu des ovations.

v 5
Il y a un temps pour jeter des pierres et un temps pour les ramasser. Il y a un temps pour donner des baisers et un temps pour refuser d'en donner.

Jonathan: même une question aussi négligeable que le rejet de pierres non utilisées et leur ramassage dans un quelconque but utilitaire est conditionnée par le temps.

Rabbi: est-ce le temps de jeter des pierres dans le champ de l'ennemi pour le rendre stérile (2 R 3:19.25) ou le temps d'épierrer le champ pour le livrer à la culture (Es 5:2) ? Ou simplement le fait qu'on jette des pierres pour se défendre d'un animal ou d'un ennemi ou pour combler un trou. Le temps de ramasser des pierres pour bâtir une maison, pour dresser une clôture..

Le temps de s'embrasser avant ou après une absence qui a privé quelqu'un de ces marques d'affection.

v 6 Il y a un temps pour chercher et un temps pour perdre; un temps pour conserver et un temps pour jeter;

v 7 un temps pour déchirer et un temps pour coudre. Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler.

Jonathan: il s'agit sans doute du temps de la déchirure rituelle des habits en signe de deuil*, et du temps de la reprise du tissu. Un temps pour la maxime la plus importante et la plus difficile des sages: savoir se taire et parler à propos.
*2 R 5:7; Gn 37: 29.34; 2 S 1:11; Jos 7:6

v 8
Il y a un temps pour aimer et un temps pour haïr; un temps pour la guerre et un temps pour la paix.

Jonathan: le mot "eth", "temps", est répété vingt-neuf fois dans ces versets, selon le nombre des jours du mois lunaire. La lune se renouvelle et se remplit chaque mois comme pour témoigner de l'autorité divine. Il y a donc finalement un temps pour toute chose.

Rabbi:oui; voilà pourquoi ce temps est précieux et il ne faut pas le perdre. En effet, la plupart des hommes se plaignent de la mesquinerie de la Nature en disant: "Nous sommes venus à la vie pour un court espace de temps. La durée qui nous est accordée s'écoule si vite et si rapidement qu'à l'exception d'un petit nombre, la vie nous quitte quand nous sommes en train de nous y préparer. Nous sommes à peine nés que nous sommes déjà assez vieux pour mourir. L'homme, né pour tant de grandes choses, voit le terme de sa vie tellement inférieur à celui des animaux".

Jonathan: en réalité, il n'est pas vrai que nous ayons peu de temps; mais ce qui est vrai, c'est que l'homme, en passant son temps à tuer le temps, en perd beaucoup.

Rab Alchikh: la vie est assez longue et elle serait bien suffisante pour l'accomplissement des principales fonctions de l'humanité si dans son ensemble elle était organisée comme il faut. Mais lorsqu'on perd le temps parce qu'on le passe à vivre dans l'accessoire, l'inutile et l'éphémère, alors nous risquons de nous apercevoir un jour trop tard qu'il passait comme un torrent que personne ne peut ni remonter ni retenir.

"On ne se baigne jamais deux fois (ou: le même) dans la même eau".

Et il y a tant de façons de gaspiller son temps: on s'épuise à posséder de plus en plus de choses ou à faire des tâches superflues, on s'épuise à rêver la vie et à penser que la vie des autres est enviable et on s'étourdit en espérant un jour devenir ce que nous ne sommes pas et ce que nous ne serons jamais. Nous ne vivons qu'une très petite partie de notre vie. C'est en mortels que nous faisons des projets; c'est en immortels que l'on désire tout.

Jonathan: le tout est donc de ne pas passer son temps en tuant le temps....

Rab Alchikh: c'est pendant la vie entière qu'il faut apprendre à vivre; et c'est aussi durant l'existence tout entière qu'il faut apprendre à mourir. Le temps perdu est perdu. Mais le signe d'un homme de haute stature, c'est d'être capable de ne laisser aucune seconde aller à la dérive du temps perdu, d'organiser ses journées comme une vie entière.

En fin de compte, seuls vivent ceux qui recherchent la sagesse. Non seulement ils sauvent leur vie, mais à leur siècle, en sortant des limites étroites de l'aujourd'hui, ils ajoutent tous les siècles et donnent à leur existence une durée incalculable et une dimension historique imprévisible. Ils vivent de la mémoire du temps et lui donnent une éternité. Ils ont accès à l'histoire de la communauté humaine qui dure à travers les siècles et qui se construit dans tout l'univers. Leur histoire est un point d'ancrage pour eux dans l'histoire universelle. C'est pour eux que sont nés les créateurs célèbres et les sages de tous les temps qui ont préparé, par leur expérience, la vie d'aujourd'hui et qui les conduisent sur les chemins d'éternité.

Jonathan: on sait par expérience que le temps détruit ce qui a été fait sans lui ou contre lui.

Rab Alchikh: mais pour ce que l'homme sage a construit avec lui, le temps perd son pouvoir de dégradation. L'homme sage vit non dans le temps, mais dans le présent qui est pour lui un présent du passé et un cadeau de l'avenir. Ce qui fait la vie longue et fructueuse, c'est la synthèse de tous les temps en un temps. Il ne faut pas comprendre trop tard que le temps qui a été perdu est celui pour lequel on a passé son temps à ne rien faire. Sagesse de tous les temps...

"Qu'est-ce que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais. Si quelqu'un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus" (St Augustin, Confessions, XI,14,17).

v 9
Quel profit l'ouvrier retire-t-il de (toute) la peine qu'il se donne ?

Jonathan: la question porte ici sur la réalité même du bonheur dans l'existence des hommes. De tout ce qui fait le contenu de l'existence des hommes, quelle est la part de bonheur qu'ils en retirent ? Quel en est le profit pour eux ?

Rabbi:Qoh 2:11 a révélé le sens du mot "profit", mais c'est seulement après le commentaire de Qoh 2:24a qu'on a pu comprendre le sens que l'Ecclésiaste lui donne. Qoh va donner une réponse de principe, à portée générale, qu'il illustrera ensuite par des faits précis recueillis dans son enquête. Il constate en tout cas que de l'immense labeur des hommes ne sort finalement aucun profit.

Quelle dénonciation de l'activisme qui ne trouve du temps pour rien !

Les Stoïciens disaient:"Certains sont possédés par le désir toujours inassouvi de posséder de plus en plus de choses. D'autres s'épuisent à faire des travaux ou des tâches superflus. D'autres s'adonnent à la boisson, à la paresse; d'autres sont dévorés par l'appât du gain et s'exténuent à faire du commerce dans tous les pays, sur toutes les mers. D'autres sont agités par le désir de faire la guerre, ne pensant qu'à mettre autrui en danger, inquiets de celui qu'ils courent eux-mêmes et des risques qu'ils prennent pour leur propre vie. D'autres enfin passent leur vie comme asservis à la nécessité de devoir courtiser leurs supérieurs sans pour autant que ceux-ci ne leur en témoignent de la reconnaissance ni ne les paient en retour".

v 10
J'ai observé la condition besogneuse que Dieu a imposée aux fils d'Adam pour l'en tracasser.

Jonathan: le verset 10 est assez encombrant si on interprète "ynian" (condition ?); les deux mots "anah" et "ynian" disent l'occupation pénible.

Rabbi:il s'agit ici de l'ensemble de la condition humaine mise en pièces détachées et regroupées par paires dont les vv. 1-8 viennent de faire un inventaire. Certains matériaux s'identifient au bonheur (aimer, étreindre), d'autres l'extériorisent (rire, danser). La guerre vient l'entraver, la mort aussi, elle qui limite le bonheur. D'autres relèvent du travail; d'autres sont ambivalents: tuer peut être une défense du bonheur, pleurer peut être le signe de la joie. Tout dépend de l'agencement des matériaux.

v 11
Dieu a établi pour tout ce qui arrive le temps qui convient le mieux.

Il nous a même donné le désir secret de connaître ce qu'Il a accompli dans sa totalité. L'homme cependant ne parvient pas à comprendre ce que Dieu a fait depuis le commencement jusqu'à l'achèvement.

Jonathan: l'homme éprouve le besoin de résoudre le problème que pose pour sa raison l'existence et l'histoire de l'humanité et de la comprendre dans sa globalité. Mais l'oeuvre de Dieu constitue une énigme indéchiffrable.

Rab Alchikh: Dieu fait toute chose belle en son temps et il ne commet pas d'erreur. Le temps et l'espace ont été créés les deux premiers jours; ils sont les cadres de la vie destinée à l'homme, non ses maîtres. C'est bien Dieu qui est le maître de la création, de l'espace infini comme du temps sans limite.

11a Jonathan: Qoh fait une première constatation: c'est Dieu qui agence les temps qui remplissent l'existence des hommes. Vous avez l'heure, semble-t-il dire; moi, j'ai le temps.

Rab Alchikh: en ce sens, Dieu a donné aux vivants une part d'éternité; il a mis en leur coeur le désir de vivre des choses définitives*, de saisir les choses dans leur ensemble, dans leur continuité, voire dans leur durée infinie. C'est dire que leur éternité leur donne de vivre des choses relatives.
* il a mis du "olam" dans le coeur de l'homme; "olam", c'est "l'Unaufhörlichkeit"

Mais "olam" a aussi le sens de mystère ou d'obscurité: c'est tout ce qui est caché, en opposition avec tout ce qui est visible. L'homme est impuissant à embrasser le flux interminable dont seul Dieu peut connaître la dimension.

Puisque tout désir est prise de conscience d'un manque, l'homme, conscient de ses limites, aspire à quelque chose qui serait stable, bon, vrai, clair et évident, indéfiniment durable. Or, il ne voit les choses qu'au fur et à mesure de leur apparition, donc lorsqu'elles sont disjointes dans le temps et dans l'espace; il ne les voit exister que d'une manière fragmentaire et ponctuelle; il ne les vit que sous le jour de la précarité. Devant la variabilité de l'histoire et des civilisations, l'infini du désir est donc toujours insatisfait. C'est une expérience douloureuse à faire et incontournable à tenter pour la recherche du bonheur. S'il savait que le jour de sa mort était proche, l'être humain ne construirait pas de maison et ne planterait pas de vigne. C'est donc une bonne chose que Dieu dissimule son heure à l'homme. Lorsque l'homme plante un arbre, il ne pense pas à l'éventualité de son déracinement ou de son arrachement.

Mais il est vrai que c'est à partir de ce désir d'éternité qu'il mesure ce qui est fugace, ce qui a un temps et qui n'a que cela. Tout fuit entre ses mains certes; mais vivre au jour le jour, c'est vivre sous le mode de l'éternité. Les Egyptiens embaumaient les corps pour leur permettre de faire un voyage d'une durée indéfinie.

11b Jonathan: Qoh fait une seconde constatation: dans l'inventaire qu'il faisait de l'existence, les temps, pour lui, étaient abstraits de la vie concrète et n'apparaissaient que comme des durées séparées, disponibles pour des scénarios multiples.

Rab Alchikh: ici ils sont insérés dans l'existence des humains. L'homme voit alors dans la durée, non pas celle qui s'applique à la marche de l'univers ni même à l'histoire, mais à l'existence individuelle. L'homme a la faculté de dominer par son esprit l'ensemble des temps qui composent son existence. Il peut embrasser de son regard tout son passé, en chercher la cohérence et la ligne directrice, s'inquiéter de la contrariété de certains temps; c'est surtout le temps présent qu'il cherche à relier au passé, à situer par rapport à lui. L'homme peut aussi anticiper sur le temps. Il peut envisager son futur, désirer ou craindre qu'il prenne telle figure. Il peut alors concevoir la durée comme un présent et le présent comme une histoire, avec la secrète aspiration à pouvoir durer indéfiniment ?

Jonathan: le sens de la durée fait naître en l'homme l'inquiétude de sa destinée.

Rab Alchikh: il voudrait une succession harmonieuse des temps de la vie. La perspective du temps pour mourir contredit en lui son aspiration profonde à une vie sans fin. Dieu se réserve toute l'initiative du choix et de la succession des temps. Il laisse l'homme dans l'ignorance du futur comme de l'intention qui préside au déroulement de son existence. L'humain n'a pas la maîtrise déterminante de sa destinée. Tout est en avant de lui. Mais l'homme ne saisit pas la trajectoire globale de sa vie. Nous naissons tous perdus dans une forêt. Si nous marchons selon les indices et les rythmes de la nature, nous tournons en rond. Il faut trouver d'autres points de repères. La vie est quelque chose à travers quoi il faut trouver un chemin et le chemin qui permet de s'en sortir est celui de la sagesse alimentée à celle de Dieu. On ne trouve les repères d'une existence qu'à force de chercher sa route. Baudelaire écrivait que sa vie était comme un voyageur perdu dans la forêt. Et voilà que soudain, au très loin, le voyageur aperçoit la lumière à une fenêtre, celle de la maison du garde-forestier. Il est sauvé; il sait où se diriger à coup sûr. Mais le temps de rejoindre la maison, le garde s'est couché et a soufflé la chandelle. Et alors le cri du poète: "Le diable a tout éteint au carreau de l'auberge". Il eût fallu qu'il eût, comme l'aveugle, une torche allumée à la main; la torche de l'aveugle, ce n'est pas pour voir, mais c'est pour être vu.

Et comment ne pas se mentionner le propos perfide de Diderot, dans Additions VIII: "Egaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n'ai qu'une petite lumière pour me conduire; survient un inconnu qui me dit: Mon ami, souffle la chandelle pour mieux trouver ton chemin. Cet inconnu était un théologien" (NDLR peut-être un évêque).

Jonathan: disposer de son propre temps est certainement le rêve impossible.

Rab Alchikh: mais c'est également un rêve redoutable. Un rêve insoutenable surtout. Car, en fait, ce n'est pas nous qui disposons du temps. C'est le Temps qui dispose de nous. L'Autre qui est Dieu fait-il encore partie de notre organisation quand l'autre tout court n'y figure plus?

v 12
J'en ai conclu qu'il n'y a rien de mieux pour chacun des hommes que de rechercher le plaisir et de vivre dans le bien-être.

Jonathan: l'existence humaine se déroule tout entière sous le signe de l'incertitude.

Rabbi: gratifié du sens de la durée, l'homme ne peut maîtriser cette durée, ni par ses initiatives, ni par la connaissance de l'avenir, ni même par l'intelligence de l'enchaînement des temps. La réponse à la question du bonheur en découle tout naturellement. La jouissance effective du bonheur est affectée de la même incertitude. La possibilité du bonheur s'inscrit dans les limites étroites de l'existence, alors que, dans sa faculté d'envisager l'avenir, l'homme voudrait faire sauter ces limites. La possession est éphémère, la propriété est régie par le temps, les trésors ne sont bons que si on en jouit et qu'on les utilise comme moyens pour accomplir de bonnes actions. Et la menace permanente de la mort vient encore troubler ces perspectives restreintes.

Il reste qu'il faut rechercher le bonheur simple de tous les jours.

v 13
Vraiment, tout homme qui mange, qui boit et qui trouve le bonheur dans les fruits de son travail, cela est un don de Dieu.

Jonathan: l'homme, qui est si peu de chose, doit se garder d'oublier qu'il est homme.

Rabbi: pour vivre dans le bien-être et trouver le bonheur simple du quotidien, il faut se faire plaisir en recevant de Dieu lui-même le bonheur à ras de terre qui vient, au jour le jour, du travail bien fait, du manger, du boire, de l'amour. Ce sont les symboles des joies familiales et du bonheur domestique ordinaire.

Mais le travail peut aussi être parfaitement stérile et dévalorisant.

v 14
J'ai compris que tout ce que Dieu fait existera pour toujours. On ne peut rien y ajouter ni rien en retrancher: Dieu agit de telle manière que les hommes reconnaissent sa souveraineté.

Jonathan: cet aphorisme est-il compatible avec la vertu inventive et innovatrice de l'histoire ?

Rabbi: la création de Dieu est parfaite, inviolable et éternelle. L'oeuvre de Dieu n'est pas soumise aux fluctuations du temps Le Ps 33:11 le confirme: "Le plan du Seigneur subsiste d'âge en âge" et n'admet pas de retouches. Le Siracide 18:6 précise :"On n'y peut rien ajouter ni retrancher"*. C'est une vision de la pérennité divine dominant l'irrémédiable instabilité des choses qui passent. Ce qui ne veut pas dire que son oeuvre est statique.

Qoh affirme en conséquence que l'agir de Dieu est définitif: dans le contexte, il s'agit de l'intervention souveraine de Dieu dans la destinée des hommes. Définitif le parti qu'il a pris de se réserver toute l'initiative et de garder le secret sur son action. Définitive la condition faite à l'humanité par Dieu. Définitif le statut de l'homme face au bonheur. Dieu a tiré les hommes de la terre pour les y renvoyer ensuite. Il a remis en leur domination toute la création. Il leur donne un temps déterminé pour vivre sur la terre et de la terre. Il leur a donné le pouvoir de savoir, d'aimer et de donner la vie. Il leur a tout donné, hors le pouvoir de se passer de lui et celui de vouloir être comme Lui. Dieu agit ainsi pour qu'on le craigne. Cette crainte comporte la reconnaissance de la transcendance de Dieu et de la dépendance de l'homme. Mais l'incertitude dans laquelle Dieu laisse l'être humain, cette façon de lui faire sentir sa dépendance, fait penser qu'il est bien jaloux de sa Seigneurie. Le texte de 8:12 où le méchant est celui qui ne révère pas Dieu montre que la crainte de Dieu fonde aussi un comportement éthique particulier.

En revanche, la prise en compte de l'éphémère et la perception lucide que les oeuvres humaines sont fluctuantes, instables et versatiles, révèlent l'exigence de la vie qui ruse avec la mort et qui exhausse la volonté de vivre au-delà des frontières du présent, contre toute évidence.
*"La formule: "Rien à ajouter, rien à retrancher" est celle de Dt 4:2; elle suggère qu'il s'agit d'une loi intangible.

v 15
Ce qui arrive aujourd'hui a déjà eu lieu et ce qui doit arriver demain s'est déjà produit.
Dieu fait que les événements se répètent toujours.

Jonathan: l'agir de Dieu a un caractère définitif. Dieu ne change jamais ses voies. Dans un cycle sans fin d'événements, Il répète ce qui était avant, parce qu'il transcende le temps. Pour lui, ce qui est, qui était et qui sera, c'est la même chose. Une chose vient à la suite de l'autre dans un mouvement cyclique sans fin. En somme, Dieu se répète sans cesse. Est-ce à dire qu'il empêche toute nouveauté?

Rab Alchikh: il s'agit ici encore de la condition humaine, qui fut et sera toujours la même. Il faut que l'homme ait une singulière faculté d'oubli pour ne plus se souvenir qu'autrefois les choses n'allaient pas mieux ni autrement. Ou de penser qu'elles changeront en mieux. Cette prétention n'est pas inspirée par la sagesse (Qoh 7:10). Dieu réédite constamment les mêmes formes de l'existence humaine; il ramène les événements passés et les reproduit. Dieu en qui rien n'est jamais perdu, se souvient de Noé, d'Abraham, de Samson, de Jérémie, de l'Alliance (Ez 16:60) et ce souvenir meut l'histoire et la pousse en avant. Le passé est dans la mémoire de Dieu. Il ne reste à l'homme que le présent: ce qu'il faut vivre aujourd'hui.

Il y a peut-être une intelligibilité de la destinée humaine en Dieu, mais Dieu n'a donné à l'homme que la faculté de poser la question du sens de son existence, ouvrant en lui une source d'interrogation qui ne tarira qu'à la mort, lorsqu'il descendra au shéol vide de tout "temps" et de tout projet, où il n'y a plus ni amour ni haine, ni passé ni futur, ni progrès ni regret.

Tout est marqué par la précarité. Mais Dieu, plus grand que nos fragilités, donne à tout ce qui passe la solidité de l'éternité.

v 16
Voici encore ce que j'ai pu observer sous le soleil: au lieu où devrait être le droit, il y a l'injustice; au lieu où devrait être le juste, il y a le malfaiteur.

Jonathan: il y a des situations injustes et révoltantes dans la société.

Rabbi: le droit est l'apanage de ceux qui gouvernent et de ceux qui ont la responsabilité de la justice dans la communauté. Les deux aspects du mal sont l'injustice et l'oppression. Qoh a été le témoin outré des passe-droits, des exactions de qui a le pouvoir et il les stigmatise. Il a vu l'injustice régner au tribunal, ce lieu du pouvoir où devraient triompher le droit et la justice. Cette perversion de l'institution engendre une foule de malheureux: soit qu'un innocent se voie traîné en justice et condamné, soit qu'un homme, lésé dans son droit, se voie débouté de sa plainte. On connaît le fonctionnement des procédures iniques. Ces pratiques sont contraires à l'alliance*. Les prophètes ont dénoncé ces abus qui attirent le jugement de Dieu**. Les Sages ont détourné leurs disciples de cette violation du droit, qui est une abomination aux yeux de Jahwé***.
* Ex 20:16; 23:1-8; Lv 19:15-16; Dt 16:18-20; 17:8-13; 19:15-21; 25:1.
** Am 5:7-15; Es 1:21-26; 5:23; 29:20-21; 59:4, etc
*** Pr 12:17; 14:5.25; 17:14; 18:5; 19:5.

v 17
Alors Moi, je me suis dit en moi-même: Dieu jugera le juste comme le malfaiteur, car là-bas, il y a un temps pour chaque chose et pour chaque action.

Jonathan: qu'en conclure ?

Rabbi la figure que prend la destinée des victimes de l'injustice illustre la souveraineté divine qui agence les temps selon ses projets, et souvent contre l'attente des hommes. Ainsi, il y a un temps pour toute chose: un temps pour faire justice, un temps pour laisser courir l'injustice; sur ces deux éventualités, l'homme n'a aucune prise. Dieu reste celui qui en fin de compte prend les décisions ultimes.

v 18
Moi je me suis dit en moi-même, à propos des enfants des hommes: Dieu les révèle à eux-mêmes pour qu'ils voient qu'ils sont de même nature que les animaux.

Jonathan: en tout homme peut-on dire qu'il y a un animal qui sommeille ?

Rabbi: Qoh veut caractériser ici non la cruauté des rapports entre les hommes, mais leur caducité. Mais Dieu pourrait aussi raisonner ainsi: "Dans leurs rapports sociaux, les hommes se conduisent comme des bêtes; laissons-les faire". Après tout, ils ne manifestent ainsi que leur limites.
Lire Ez 34:17-22: "La société est pervertie; les hommes se battent comme les animaux d'un même troupeau".

v 19 (vv 19-21: un des passages les plus pessimistes du livre)
En effet, la destinée des fils des hommes et le destin des animaux, c'est la même aventure : les uns comme les autres doivent mourir; il n'y a qu'un seul et même souffle de vie pour tous. La supériorité de l'homme sur l'animal est nulle, car tout est buée d'haleine.

Jonathan: et pourtant, nous sommes différents...

Rabbi: la parole s'adresse exclusivement à l'homme et nulle part, hors ce passage, la Bible n'affirme que les animaux sont faits de "poussière" ou qu'ils retournent à la poussière. De par leur commencement et de par leur fin, tous les vivants sont égaux: l'homme n'a pas le moindre avantage à mettre de son côté. Même si la supériorité de l'homme sur l'animal est évidente, leur mort identique nivelle toutes les différences. Au coeur de l'un et de l'autre, le néant s'avance inexorablement en réduisant un à un les obstacles dressés devant sa marche tragique.

La mort est donc la mesure de tout et la première donnée à prendre en compte par la sagesse. Dans la création étonnée, son pouvoir d'anéantissement de tout ce qui vit est stupéfiant.

Le sage la considère supérieure à la naissance, parce que cette fois, il n'y a plus d'imprévu; et Qoh a horreur de l'imprévu. La mort ne connaît plus l'angoisse, la mort délivre de la mort. Le jour du trépas permet de juger tous les autres jours. On est dépouillé de ses apparences, ce jour-là. Il ne nous appartient pas de bien naître, mais il nous appartient de bien mourir.

La seule supériorité de l'homme sur l'animal, c'est qu'il sait qu'il mourra; et c'est une différence décisive; si je puis penser ma mort, c'est que je suis plus fort qu'elle. Ce que je ne sais pas, c'est le quand et le comment. Tant qu'on ne sait pas qu'on est aliéné, il n'y a aucune libération possible de l'aliénation. La liberté ne commence qu'avec la prise de conscience de la nécessité.

v 20
Toute vie s'achève au même et unique endroit: tout est issu de la terre et tout retournera à la terre.

Jonathan: la maison qui retient les morts est un lieu de poussière où bêtes et hommes se rejoignent. On peut observer qu'on reprend le célèbre verset de Gn 3:19.

v 21
Qui peut affirmer que le souffle de vie propre aux êtres humains, c'est celui qui monte là-haut tandis que le souffle des animaux, c'est celui qui descend en bas, dans la terre ?

Jonathan: la mort révèle une parenté de constitution indéniable entre l'homme et l'animal.

Rab Alchikh: suivant Gn 2:7.19, Dieu modela les animaux de la même manière que l'homme, à partir de la glaise du sol. Le Ps 104: 29-30 dit que tous les êtres ne demeurent en vie qu'aussi longtemps que Dieu prolonge pour eux le don de son souffle. Le souffle de la bête est du même ordre que celui de l'homme et Dieu doit les reprendre l'un comme l'autre. L'homme n'est pas privilégié: un même souffle, un même destin, mais pas une même destinée.

Gilgamesh, tabl IX,III,1-14:

Gilgamesh, où cours-tu ? lui dit la cabaretière
La vie que tu poursuis, tu ne la trouveras pas.
Lorsque les dieux créèrent l'humanité,
c'est la mort qu'ils ont donnée à l'humanité.
La vie, c'est dans leurs mains qu'ils l'ont gardée !
Toi donc Gilgamesh, que rempli soit ton ventre,
jour et nuit livre-toi à la joie,
chaque jour fais une réjouissancejour et nuit,
danse et joue de la musique.
que tes vêtements soient immaculés,
ta tête bien lavée, toi-même bien baigné,
regarde le jeune enfant que tu tiens par la main
que ta bien-aimée sur ton sein se réjouisse!
voilà tout ce que peut l'humanité !

v 22
C'est pourquoi, je puis affirmer qu'il n'y rien de mieux pour l'homme que de chercher le bonheur dans les fruits de son travail. C'est là son lot. Personne ne l'emmènera voir ce qui adviendra après lui.

Jonathan: où faut-il chercher le bonheur ?

Rabbi: c'est parce que tout doit finir que tout est si beau. Le ciel existe, disait un autre; je n'en suis pas encore revenu.

La seule part de bonheur accessible à l'homme est à chercher là où il se trouve. Cette part est celle qu'il recueille au jour le jour grâce à son travail, dans le quotidien d'une vie sans histoires et sans éclat: dans son travail et dans sa vie familiale. Le bonheur, c'est donc aujourd'hui. Il ne faut pas se préoccuper du bonheur qui sera peut-être demain, car le futur, imprévisible, échappe aux programmations des futurologues. Il faut investir à temps dans l'existence donnée. Le reste, le temps au-delà du temps, ce n'est pas notre affaire. Dieu étant le maître absolu de sa destinée, le malheur rapporté au verset 16 peut à tout moment survenir. Devant cette double menace, il n'y a pas un jour à perdre. "L'après" (3:22; 6:12; 7:14; 10:14) de Qoheleth désigne un avenir terrestre et non dans quelque au-delà; il concerne l'avenir personnel, et non celui des autres après ma mort.

___________________

Chapitre IV

les faibles opprimés

v 1
Moi, j'ai pu observer une nouvelle fois toutes les injustices qui s'exercent sous le soleil. Regardez ! Les opprimés sont en larmes, et personne ne vient les consoler. Ils vivent sous la domination de leurs tyrans, et personne ne vient les réconforter

Jonathan: lorsqu'on étudie la question sociale, on constate qu'il y a beaucoup de situations tragiques parce qu'injustes....

Rab Alchikh: l'oppression est l'autre face, tragique, du pouvoir, de tout pouvoir exercé par un homme sur un autre.

Le pouvoir de l'homme est limité lorsqu'il s'agit des choses; il n'a pas de pouvoir sur le vent, par exemple, ni sur le jour de sa naissance ou de sa mort. Mais celui qu'il a pour inventer et faire le mal sur l'homme est illimité. Qoh dit avoir vu toutes les oppressions qui puissent se commettre sous le soleil. Il pense à la violence exercée contre les petits sans défense, à l'exploitation des plus faibles salariés, veuves, orphelins, aux actes et crimes qui sont commis impunément dans le monde, à la corruption et aux pots-de-vin, aux fonctionnaires toujours prêts à s'emparer des biens par la force, aux tyrans qui ont abusé de leur pouvoir et qui l'ont exercé avec dureté. Il a vu les larmes des opprimés et personne pour les consoler ni pour les défendre. Dans leur destin déchiré et blessé, leur dernier recours est d'en appeler à la justice de Dieu. Mais Qoh pense qu'il ne faut pas nourrir trop d'illusions à ce sujet, puisque c'est Dieu qui dispose les temps de chaque existence humaine.

Il a remarqué que dans la permanence de ces situations violentes, la force l'emporte, insensible aux larmes des victimes. Les consolateurs devraient être les hommes au pouvoir, responsables du bien commun; ils se dérobent.

Il voudrait trouver un homme qui apportât à l'opprimé la réponse à son oppression, celui qui, dans les larmes, serait à la fois celui qui assure la protection et celui qui apporte l'espérance. Mais personne.....
Lire Am 3:9; Jb 35:9.

v 2
Et moi, j'estime que les morts, ceux qui sont déjà bien morts, sont plus heureux que les vivants, qui sont encore en vie.

Jonathan: maître, penses-tu réellement qu'il vaut mieux être mort dans ces conditions ? Et donc que la vie ne vaut pas d'être vécue ?

Rab Alchikh: Qoh trouve une ombre nouvelle à son tableau. Certes, il vaut mieux mourir que de vivre dans une telle injustice ! ....Le bonheur des opprimés est définitivement compromis. Leur existence s'en trouve gâchée; et mieux vaudrait ne jamais être né ou ne jamais avoir vécu; on aurait ainsi été dispensé de la misère et de l'humiliation. Qoh rejoint ici l'auteur de Job 3:11.13.20-22. La mort semble préférable à Qoh à la prolongation d'une vie malheureuse. O mort, ta sentence est bienvenue pour l'homme accablé de soucis! Il en a fini de se débattre avec l'insoluble question de l'injustice suprême de la vie, de l'impossible sagesse, plus heureux ceux qui n'ont pas existé. Pourtant le suicide n'est pas une réponse. Il y a un temps à vivre et il faut le vivre. La vie est ce qu'elle est à cause de la mort, qui n'est pas le dernier moment de l'existence, mais son sens permanent.

v 3
Plus heureux encore que les uns et les autres est celui qui n'est pas encore né et qui n'a donc jamais été complice de l'injustice qui se commet sous le soleil.

Jonathan: la question est posée au Créateur: pourquoi donner une existence qui ne vaut pas la peine d'être vécue, en ruinant son unique chance de bonheur ? Pourquoi avoir mis au coeur de l'homme le désir du bonheur si c'est pour le décevoir ? Pourquoi les opprimés sont-ils dans les larmes et les faibles dans une fragilité imméritée ?

Rab Alchikh: il faut lire Jr 20:14-18: "Maudit le jour où je fus enfanté". C'est une conception pessimiste de la vie, souvent exprimée chez les auteurs grecs et latins. Voir Sophocle, Oedipe à Colone 1225-1229:"Ne pas naître est le sort qui surpasse tous les autres, et c'est celui qui de beaucoup s'en rapproche le plus, c'est aussitôt qu'on a paru à la lumière, de retourner d'où l'on vient au plus vite".

Ce pessimisme se retrouve en Jb 3:11, mais aussi chez des poètes païens. Ainsi Sophocle: "Ne pas naître, voilà ce qui vaut mieux que tout. Ou encore, arrivé au jour, retourner d'où l'on vient, au plus vite, c'est le sort à mettre aussitôt après". De toute façon, les jours de la vie sont comptés; que la vie soit brève ou longue, ce n'est pas l'intervalle du temps de vie qui pose question. C'est le fait même de vivre, puisque le vivant sait qu'il vit pour mourir un jour. Et donc, perçue comme cela, la vie n'a pas de sens.

la jalousie mutuelle

4 J'ai découvert aussi que toute la peine que les hommes se donnent et toute l'habileté qu'ils mettent dans leur labeur, c'est uniquement pour mieux réussir que leurs voisins. Cela aussi est buée et poursuite du vent.

Jonathan: Qoh a vu des hommes s'adonner à un travail effréné sous l'aiguillon d'une compétition souvent agressive.

Rab Alchikh:ce que critique Qoh, ce n'est pas le travail, mais une activité nuisible au prochain et dominée par un désir insatiable de richesse. Ce qu'il condamne, c'est l'état d'esprit de ceux qui se livrent avec acharnement à ce jeu. Car la compétition n'est pas ce qu'elle devrait être, à savoir une stimulation réciproque, mais elle est bel et bien une lutte acharnée pour la meilleure place sociale, la plus forte rémunération et le plus haut pouvoir. La lutte pour la vie, c'est le combat le plus fratricide que l'humanité ait connu: la mort en douceur du frère pour le triomphe en honneur du plus fort.

Jonathan: c'est la jalousie qui anime l'action destinée à nuire et vicie l'intention dès son point de départ.

Rab Alchikh:chacun veut surpasser l'autre, au niveau du statut social, du lieu de résidence, des vêtements, de la sagesse et de la réputation. Chacun veut faire mieux que son voisin. L'on prend ombrage de ses réussites. On veut gagner plus, récolter plus, posséder plus que l'autre. Les inquiets usent leur existence à vouloir se procurer ce qu'ont les autres et à vouloir devenir ce que sont les autres.

Jonathan: certains s'aperçoivent qu'ils n'ont travaillé que pour l'inscription à mettre sur leur tombeau.

Rab Alchikh: à ce jeu, on est pris dans l'engrenage d'un travail forcené qui ne laisse plus le temps de jouir des fruits de son labeur; on est comme happé par la spirale d'une volonté de puissance qui se nourrit de ses propres leurres. On se frustre de ce bonheur de vivre limité, souvent défini par notre auteur: manger, boire et goûter une joie paisible grâce à son labeur. Cette rivalité n'est pas saine, parce que chacun veut se surpasser, pour dépasser, à son détriment, l'autre; pour satisfaire son instinct de domination et sa soif de compétition. Les hommes privés de bonheur par suite de la méchanceté humaine, on en rencontre: Dieu condamne cette méchanceté, mais la laisse cependant produire ses effets néfastes sur des malheureux auxquels il ne reste parfois qu'à souhaiter une fin prochaine. Cependant, la plupart des gens sont foncièrement honnêtes et non corrompus par la cupidité, l'ambition ou la jalousie.

v 5
Certes l'insensé qui se croise les bras se laisse mourir de faim (se ronge les sangs le coeur).

Jonathan: quel est le sens de cet aphorisme ?

Rabbi: Qoh découvre et dénonce la concurrence effrénée, l'oisiveté et le surmenage: les excès du "trop" et du "pas-assez". L'insensé se croise les bras, dans un geste de paresse; c'est l'attitude de quelqu'un qui n'est pas disposé à travailler. On peut lire dans Prov 6:10-11: "Un peu dormir les bras croisés et, comme un rôdeur, te viendra la pauvreté, la misère" ; lire aussi Prov 24:33. Il mange sa propre chair, obligé de vivre de ses réserves ou de ses provisions antérieures, puisqu'il ne gagne plus rien. Il perd ses réserves physiques, puisqu'il a faim. Le paresseux se détruit lui aussi lui-même; le travail n'est pas une vertu, la paresse est un non-sens, une négation de l'être.

v 6
Mais il vaut mieux travailler avec modération et vivre heureux des fruits de son labeur que de trimer comme un forçat à vouloir capturer le vent.

Jonathan: il est un beau proverbe qui conforte la pensée de Qoh : "Mieux vaut du pain sec, mangé en paix, qu'une maison pleine de festins et de disputes", Prov 17:1.

Rab Alchikh la main, c'est le creux de la main; les deux sont les creux formés par les deux paumes réunies (Prov 30:4: "Qui a recueilli le vent dans le creux de ses mains ?"). Ce qu'il y a de mauvais, ce sont ces deux mains qui s'épuisent en un travail excessif et inutile. Car il ne restera rien de toute la peine de celui qui se fait dévorer par son travail. Il vaut mieux gagner moins et vivre tranquillement que de gagner gros au prix d'un labeur plein de désagréments. L'homme est plus que ses oeuvres auxquelles il s'asservit. Il risque de se laisser voler la seule réalité qui lui appartienne: son présent. Il faut donc revenir à un juste milieu, à mi-chemin entre la paresse (v 5) qui est condamnable et le travail sans mesure (v 6b) qui est indéfendable.

Jonathan: il faut doser repos et effort: une poignée de chaque.

Rab Alchikh:dans le cas présent, c'est la poignée de repos qui est négligée. Deux pleines mains de labeur sont équivalemment deux pleines mains de poursuite du vent, c'est-à-dire de privation de bonheur. Le travail forcené porte en lui-même son châtiment et n'épanouit pas l'homme qui en est l'esclave. Quand il a pris fin, il laisse l'âme dans une lassitude très grande. Le bonheur se trouve dans le bien-être social, familial, celui de l'homme honnête et modéré. Est pernicieux tout autre comportement.

Mais on peut travailler peu et consommer beaucoup. Tout subsiste: le sentiment de vide, l'impossible fondamental, l'insignifiance.

v 7 J'ai observé, moi, sous le soleil, une autre situation absurde:
"je me suis tourné, moi, et j'ai vu"

v 8 Voici un homme seul et solitaire, sans compagnon, qui n'a ni fils ni frère, et qui trime à n'en plus voir la fin. Sa soif de richesses est sans bornes. Et pourtant, il ne se pose jamais la question de savoir pour qui il besogne et pour quoi il se prive de plaisirs. Cela aussi est buée d'haleine et une bien triste manière de vivre sa vie.

Jonathan: pourquoi Qoh trouve-t-il si décevant le travail du tâcheron sans ami ni héritier?

Rabbi: c'est vrai que c'est un cas absurde: voici un homme absolument seul, sans personne avec qui partager labeur et profit, dont les besoins sont forcément limités. Poussé par sa cupidité, il travaille sans arrêt et durement, uniquement pour accumuler des richesses inutiles. Il n'est jamais satisfait de son lot. Il se prive de repos, de détente et de liberté; il travaille alors qu'il n'a même pas d'héritier; il se tue à la tâche. C'est absurde et vain. L'avare et le sot sont aussi stupides l'un que l'autre. Mais parce qu'ils manquent de sagesse, ils ne reconnaîtront jamais que leur activisme effréné et sans fin n'est que mauvaise besogne.

Si 14,4: "Celui qui amasse en se privant amasse pour autrui. Avec ses biens d'autres vivront dans le luxe".

"Si tu songes à la tombe, c'est amertume de coeur,
c'est arracher un homme de sa maison,
l'abandonner sur la montagne.
Tu ne sortiras plus au jour pour voir le soleil,
Ceux qui ont bâti en granit rose
et oeuvré dans une pyramide
de belles salles en beau travail,
une fois que de constructeurs ils sont devenus des dieux (des morts),
ils sont comme des misérables morts sur la berge,
sans héritiers, à la merci du flot et de l'ardeur du soleil,
à qui parlent les poissons au bord de l'eau." Dialogue du Désespéré.

avantages de la vie en société

v 9
Pour le travail, il vaut mieux être associé à un autre qu'être seul, car à deux on fait de plus grands profits.

Jonathan: le Siracide disait qu'un ami fidèle est comme un abri sûr (Si 6:14).

Rabbi: pour l'homme isolé, la sagesse serait de travailler à la mesure de ses besoins et de prendre ensuite le temps de bien vivre. Mais même dans cette hypothèse, on n'est pas à l'abri de tout danger; en toutes les voies empruntées, il vaut mieux être deux, on n'est intelligent qu'à deux, on n'est efficace qu'à plusieurs. Il est donc sage de s'associer à d'autres que soi. On en retire toujours un profit supérieur.

La solitude, elle, c'est la pire des malédictions. L'homme n'a pas été créé pour vivre seul.
Trois situations typiques: à deux il y a moyen d'être heureux

v 10
Car si l'un des deux tombe, son compagnon le relèvera. En revanche, s'il est isolé, il est bien à plaindre car s'il tombe, il n'y aura personne pour le relever.

Jonathan: si l'un tombe, l'autre le corrigera et le remettra sur la bonne voie

Rabbi: oui, à deux, on défend mieux son bonheur contre les coups du sort et contre les attaques malveillantes. On suppose que si l'un des deux compagnons ne peut aider l'autre à se relever que s'il reste debout lui-même. Dans une chute commune, ceux qui sont tombés peuvent encore s'aider mutuellement à se relever, tandis qu'un solitaire ne recevra le secours de personne (cf 1 R 1:1-4).

v 11
De même, si deux dorment ensemble, ils se tiennent chaud. Mais comment un solitaire pourrait-il tout seul se réchauffer ?

Un repos nocturne amélioré est le commencement du bonheur. Une bonne nuit est un gage d'entrain et de bonne humeur pour la journée suivante.

Jonathan: Qoh pense-t-il à 1 R 1:1-4 ?

Rab Alchikh: dans les caravansérails et les hôtelleries, non seulement les connaissances et les amis, mais les voyageurs qui se rencontrent fortuitement sous le même abri pour une nuit dorment volontiers ensemble, sur le même matelas, sur la même natte, sous le même manteau ou la même couverture, sans le moindre souci d'hygiène, dans une fraternité de race parfois émouvante; comme on partage la même nourriture, mangeant de la main dans le même plat, on partage la couche, dormant dans le même lit. L'hiver, les dormeurs se blottissent les uns contre les autres, se réchauffant mutuellement de leur chaleur naturelle. Mais un seul, comment se réchauffera-t-il ? Les Palestiniens sont tellement habitués à se serrer les uns contre les autres pour se réchauffer qu'ils en arrivent à se demander comment on se réchaufferait seul.

v 12
Un agresseur vient facilement à bout d'un homme seul; mais deux hommes peuvent résister à son attaque. Une corde à plusieurs (trois) fils ne se rompt pas aisément.

Jonathan: il y a ici une ébauche de mashal numérique: "un" agresseur, "deux" agresseurs, "trois" fils: Deux valent mieux qu'un et trois valent mieux que deux". L'agresseur doit être assez puissant pour maîtriser une personne isolée.

Rab Alchikh: l'association à deux est le commencement de la sagesse; celle à trois est encore plus solide. Il n'y a pas de raison de s'arrêter. La force de deux amis, c'est au moins la force de trois. Gilgamesh disait à son ami Enkidu qu'à eux deux, ils arriveraient à vaincre un géant invincible. Le proverbe du "fil triple" figure sous sa forme assyrienne dans l'épopée de Gilgamesh: c'est toujours l'idée que deux réussissent où un seul serait impuissant (cf RB 1968 p.138). Les patriarches Abraham, Isaac, Jacob sont considérés comme une corde à trois fils qui dure éternellement. Jacob, l'élu, réunissait en lui les vertus d'Abraham, celles d'Isaac et ses propres qualités. Or si deux suffisent à procurer le résultat, a fortiori trois le pourront-ils. En tout cas, le mashal du fil nous avertit que les efforts conjugués et multiples valent mieux que l'effort solitaire.

"Quiconque a les deux phylactères, les franges aux vêtements, la mezouza sur ses portes, tout cela est une présomption qu'il ne péchera pas, suivant Qoh 4:12" (Talmud, section V, Qodashim, chap Menahot).

13-16: illusion du peuple qui met sa confiance dans un nouveau règne: le jeune prince acclamé aujourd'hui décevra demain. Le roi qui ne sait pas s'entourer de conseillers (Prov 24:5-6:"La victoire vient du grand nombre de conseillers; la sagesse se trouve chez ceux qui admettent les conseils") est un insensé; le sage prend toujours conseil (Prov 13:10).

v 13
Mieux vaut un jeune homme pauvre et sage qu'un roi vieux et insensé qui ne veut plus prendre conseil.

Jonathan: Quels sont les choix préférentiels pour les gouvernés ?

Rab Alchikh: le Siracide écrit: "Celui qu'on n'attendait pas a porté le diadème" (Si 11:5). Le verset juxtapose jeune/vieux et pauvre/roi, sage/fou. Un très jeune homme encore sans expérience, sympathique, d'origine modeste, est ici quelqu'un de valeur, il est sage et il a l'esprit ouvert, accessible aux bons conseils. En déclarant la sagesse alliée à la pauvreté, supérieure à la folie du puissant et du riche, Qoh ne se sépare pas de la tradition*. Mais en mettant le jeune homme en contraste avec un vieux monarque buté et insensé, qui a l'expérience mais pas l'intelligence suffisante pour mettre ses observations en relation avec les problèmes du quotidien, il innove en donnant dans l'insolence.
* Pr 15:16; 16:8; 19:1.22.

La tradition en effet accordait volontiers le préjugé favorable aux cheveux blancs (Jb 12:12). Il y a cependant le précédent d'Elihu (Job 32:6-9) où il est dit: "Etre sage, reconnaître ce qui est juste ne dépend ni de l'âge ni de l'expérience". Les sages attachaient en effet beaucoup d'importance au conseil; il faut lire à titre d'exemple Prov 11:14; 12:15; 13:10; 24:6. On n'a jamais la vérité tout seul, ni parce qu'on est roi, ni parce qu'on est vieux.

Le vieux roi montrait sa folie en ne sachant plus être conseillé, soit parce qu'il ne consultait plus personne, soit parce qu'il n'écoutait pas les avis des gens d'expérience.

v 14
et cela même s'il sort de la maison d'arrêt pour prendre le pouvoir ou s'il a commencé par être un mendiant dans le royaume qui sera le sien.

Jonathan: à la sympathie de ses origines s'ajoute celle du malheur. Il était en prison, non pas parce qu'il avait commis un délit, mais par une condamnation injuste. Il en sort pour régner...

Rabbi: c'est le même cas de figure que celui de Joseph que le Pharaon d'Egypte tira de sa prison pour le mettre à la tête de tout le pays d'Egypte (Gn 41:41). Et il est des roturiers qui sont assis sur le trône. Et il est des gens, imperméables, qui n'apprendront jamais rien des leçons de la vie. Des gens qui habitent le même pays, mais qui sont dans un autre monde.

v 15
J'ai vu dans ce cas de figure tout le beau monde qui déambule sous le soleil s'empresser d'entourer le jeune homme montant sur le trône pour prendre la place de ce roi.

Jonathan: l'effet de ces revirements de fortune est irrésistible sur les masses.

Rabbi: en s'emparant du pouvoir par un coup d'Etat, et malgré le handicap éventuel d'un emprisonnement politique et d'une origine obscure, un tel jeune homme ne pouvait qu'obtenir le ralliement de tous les sujets du royaume. En effet, tout le monde escompte de sa sagesse l'instauration d'un ordre nouveau juste et l'avènement de la prospérité et de la paix.

On accourt de toutes parts pour acclamer le nouveau monarque, les uns par sympathie, les autres par intérêt, pour se concilier les bonnes grâces du nouveau roi. Il faut connaître le délire de la visite d'un roi en Orient pour comprendre. Ou encore celui des foules dans les stades et les arènes pour redouter l'hystérie collective ou la menace permanente.

v 16
Il se trouvait ainsi à la tête d'une foule considérable. Pourtant les générations suivantes déchantèrent très vite à son sujet. Tout cela, là encore, est buée d'haleine et poursuite du vent.

Jonathan: tout nouveau, tout beau.

Rabbi: le désenchantement de la foule après une période d'enthousiasme est un fait banal, une histoire tirée à mille exemplaires.

En Orient, dans les cortèges officiels, le personnage principal est précédé d'une foule considérable de sujets, de soldats, de serviteurs. Mais malgré les débuts prometteurs, le nouveau règne ne sera que déception pour tout le monde.

Nous avons tous connu le faste des nouveaux élus, l'enthousiasme des investitures et les espérances liées aux promesses des candidats au pouvoir ou en campagne électorale. On appelle cela le délai de grâce, ou les cent jours de l'état de grâce. Puis les difficultés du quotidien réimposent leur loi et leur contrainte devant la réalité. Le nouveau roi ne peut changer la vie que progressivement. Les changements étant lents ne sont pas perceptibles, même s'ils sont réels. On constate chez chaque président une dégradation de ses qualités d'homme d'Etat au fur et à mesure de son exercice du pouvoir. Tous les gens de pouvoir se ressemblent: peu apportent quelque chose de neuf, sauf dans le programme électoral.

Jonathan: et l'on déchante ! La déception est amère. On se promet de voter pour un autre. On ne sait pas que l'autre ne fera guère mieux.

Rab Alchikh: même l'illusion est éphémère, comme la popularité d'un jour. Mais elle fait vivre. Et puis, comme en filigrane, il ne faut pas oublier le principe sociologique de PETER: "Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s'élever à son niveau d'incompétence". Pour se poser la question: d'où vient cette tendance de tous les collaborateurs d'une société à parvenir à un niveau où ils seront totalement incompétents ?

v 17
Surveille tes pas lorsque tu te rends à la maison d'Elohim. Vas-y pour écouter. Cela vaut mieux que d'offrir des sacrifices comme les insensés qui ne savent rien d'autre que de commettre des méfaits.

Jonathan: les prophètes ont régulièrement rappelé à Israël cette exigence de vérité dans le culte. On peut le lire dans Am 5:21-25; Os 6:6; Mi 6:6-8; Es 1:11-17; 43:22-28; Jr 6:20; 7:21-23; Ps 40:7-9; 50:8-15. Les sages se sont montré eux aussi préoccupés de la question: Pr 15:8.29; 21:3.27; Si 34:18-20.

Rab Alchikh: Qoh définit à son tour le chemin que l'homme doit suivre dans ce monde, lorsqu'il se rend à la maison de Dieu. Il proteste lui aussi contre le culte qui n'est pas consolidé et vérifié par le service de l'autre dans le respect du droit et de la justice.

Le premier faux-pas à éviter, c'est donc de poser une démarche rituelle ou de faire un acte religieux faux: le culte et le service de Dieu sont inséparables du respect et du service du frère. Vouloir assurer l'un sans l'autre, c'est être hypocrite et menteur. L'offrande d'un sacrifice dont la signification religieuse serait démentie par le comportement de tous les jours, c'est vider le sacrifice de sa substance et l'offrande de son sens. On ne peut confesser la seigneurie divine, déclarer sa soumission à Dieu lorsqu'on a la volonté de marcher loin de Dieu.

Jonathan: les Ps 15 et 24 semblent liés à cette catéchèse sacerdotale, visant à promouvoir la rectitude de la participation liturgique.

Rab Alchikh:la mise en garde de Qoh est faite au nom de sa conception individuelle de la crainte de Dieu, ipliquant la reconnaissance de la transcendance divine, la soumission à son gouvernement comme à ses exigences éthiques (3:14.17; 8:13; 11:9c). Le culte se justifie s'il assure la correction de l'attitude religieuse: la volonté de se mettre à sa juste place de créature d'un Dieu distant et souverain et de se reconnaître engagé par ses prescriptions.



Retour au préambule