Chapitre III
Royaume de Dieu et Service du Monde
(diakonia)

"Faire naître l'espérance parmi les laissés pour compte et les déshérités de la vie, à la suite de Jésus, pour servir tous les hommes " P.J. Schmitt, évêque en Moselle.

Quel est le droit et quelle est la loi du nouveau monde instauré par Jésus ?

1° la Loi d'Amour, loi fondamentale du nouveau peuple de Dieu: Israël a développé une exigence d'amour sans aucun parallèle dans le monde qui l'entourait. "Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas rancune; tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Lv 19:18).

Jésus résumera bien ce commandement ancien qui fait de l'amour de soi le modèle de l'amour des autres, lorsqu'il dira: "Tout ce que vous tenez à ce que les gens fassent pour vous, faites-le donc vous-mêmes pour eux. C'est là toute la loi et les prophètes" (Mt 7:12).

Plus tard, au moment où il s'apprêtera lors d'un dîner d'adieu à quitter l'équipe d'hommes qui avait partagé durant trois années de vie commune ses peines, ses joies et ses projets, il dira à ses amis: "Je m'en vais, mais je vous donne un pouvoir nouveau. Vous vous aimerez les uns les autres de l'amour même dont je vous ai aimés" (Jn 13:34). Il disait de lui-même: "Je vous ai aimés de l'amour même dont le Père m'a aimé": cet amour unique réalise à la fois l'unité du Père et du Fils, l'amour de Jésus pour ses disciples et l'amour fraternel des disciples entre eux. C'est là le mandat nouveau, c'est-à-dire le pouvoir qu'ont les chrétiens d'agir aux nom et lieu de Jésus.

Que voulait dire Jésus lorsqu'il parlait d'amour ? En araméen comme en hébreu, il n'y a qu'un seul mot pour signifier "aimer"; c'est en fonction du contexte que l'on peut faire la différence entre aimer une choucroute, aimer une femme, aimer un métier ou aimer Dieu.

Ainsi, au sens de "désir" ("epi-thumia", qualité de libido de l'amour) qui est un mouvement qui porte un être vers un autre, en vue de se l'approprier et d'en tirer jouissance, l'amour est proche de la passion (pour la vérité, pour la liberté, pour la musique). Il implique aussi l'idée d'une volonté mise au service de la réussite de celui qu'on aime. Il est alors l'objet d'un choix personnel et l'exigence d'un engagement de fidélité et de solidarité. Le contraire d'aimer est, ici, être indifférent, "haïr", (comme dans les évangiles): non pas rejeter, mais ne pas choisir, laisser l'autre accomplir seul ses aspirations et sa vie.

L'amour peut aussi avoir le sens d'amour-affection , d'amitié ("philia") au sens où le texte écrit: "On disait de lui, il est l'ami des publicains et des pécheurs".

L'amour enfin peut s'exprimer par le mot "agapê" qui inclut, comme en hébreu, toutes les dimensions de l'amour. Il signifie alors l'amour de choix, d'élection, qui conduit à s'attacher à quelqu'un de manière délibérée, décisive et à s'engager avec lui, pour faire réussir un projet de vie commun, avec ce que cela implique d'oubli de soi et d'engagement réciproque.

Jésus a privilégié ce sens qui implique un total don de soi pour que l'autre grandisse en vérité. En même temps, Jésus a donné à cet amour une orientation nouvelle en faisant de lui une relation de réciprocité mutuelle. C'est dans cette réciprocité du don que l'amour chrétien trouve sa définition originale. Le Dieu de l'Evangile est en effet le Dieu de l'Alliance. Jésus a passé sa vie à faire naître des liens, son amour appelait l'amour et c'est en ce sens que son mandat et son testament sont nouveaux et qu'ils constituent la loi fondamentale et la charte première du Royaume.

Etudes d'évangile:

l'amour-agapê (7/5/11): c'est la loi du royaume qui veut qu'on témoigne non seulement par des sentiments ou des mots, mais par des actes. Cet amour se vérifier

dans l'aptitude à donner (Mt 5:42): "à qui te demande donne…"

dans la disposition au service Mt 10:42-45

dans les œuvres de charité de toutes sortes + le pardon du frère: Mt 25:31-46 donne les 6 œuvres de charité: - la faim - la soif - l'étranger - la nudité - la maladie - la prison -

dans le dépassement de la loi: commenter Mc 12: 28-34.

la marque distinctive de l'amour évangélique: il doit être sans limites. Donner la préférence aux démunis et ne pas seulement l'adresser aux gens de même rang social (Lc 14: 12-14). En effet, ces "pauvres" auxquels Jésus s'identifie (Mt 25:40) sont les "frères de Jésus"; ce ne sont pas les disciples, mais tous les laissés-pour-compte,

l'amour du prochain ne porte pas seulement vers les êtres sympathiques, mais aussi vers les "ennemis" (Mt 5:44): la parabole du bon samaritain illustre cette absence de limites de l'amour qui ne connaît pas de frontières. A l'époque, la morale populaire excluait le devoir de charité envers l'ennemi personnel: "Tu dois témoigner de la charité à tes compatriotes" (Lv 19:18). "Ton adversaire, tu n'as pas besoin de l'aimer"(Mt 5:43). Jésus demande à ses disciples d'aimer ceux qui leur font du tort et qui les persécutent, voire de prier pour eux (Mt 5:44). Ainsi le persécuteur entre dans la démarche d'intercession des disciples auprès de Dieu.

2° les secteurs de la vie où se manifeste concrètement le Règne:

  1. dans la vie de tous les jours:

- la salutation dans la rue: à l'époque, la salutation obéissait à une règle cérémonielle rigoureuse, parce qu'elle signifiait la communication de la paix (Mt 10:12s): le salut ne reste pas vain; il revient à celui qui l'a émis s'il n'a pu s'accomplir. C'est pourquoi on indiquait à qui l'on devait présenter le salut de paix et à qui on devait le refuser. Pour les disciples, libres de tout préjugé, il faut souhaiter la paix de Dieu à TOUS (Mt 5:49).

- la discipline de la parole: Jésus met en garde contre les paroles inamicales et affirme que des injures comme "imbécile","raka" ou "idiot" sont plus graves qu'un meurtre (Mt 5:21). Il réprouve aussi la parole qui soupçonne le prochain. Il signale le danger de la parole qui trompe (Mt 5:33-37): que chaque parole soit digne de confiance sans avoir besoin d'être renforcée par un appel au témoignage divin. Noter que le droit écrit est né de ce qu'on ne pouvait plus compter sur la parole donnée.

- la disposition inlassable à pardonner 7 fois par jour (Lc 17:1) ou 70x7 fois (Mt 18:22).

  1. le détachement de la propriété:

- Jésus affirme le droit de Dieu dans le droit des pauvres: ses parents, pas très riches, font l'offrande des pauvres, deux colombes, à sa naissance (Lc 2:24). Quant à Jésus, il n'a pas d'argent sur lui (Mc 12:15) et invite sans cesse à donner des aumônes aux démunis (Mc 10:21). En Orient, donner des aumônes, ce n'est pas un encouragement à la mendicité, c'est la forme courante d'aide sociale. Jésus reprend les exigences sociales des prophètes.

- Jésus est sévère pour la richesse (Mt 5:40): il traite d'insensé celui qui construit des greniers pour ses récoltes quand la catastrophe est à l'horizon (Lc 12:18), celui qui a le déluge de feu sur ses talons et qui se précipite dans sa maison pour sauver quelque chose de ses biens (Lc 17:31).

Il dit que les trésors terrestres sont des choses passagères, que les vers et la rouille détruisent (Mt 6:21). L'argent risque à tout moment de dominer la vie et de prendre la place de Dieu et du prochain (et le péril est si redoutable qu'il va jusqu'à dire qu'il sera plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume (Mc 10:25).

-alors qu'à Qumran, on demandait le renoncement absolu des biens seulement pour ceux qui entraient dans la communauté monastique (au profit de laquelle on donnait tout), Jésus n'envisage pas l'établissement d'une propriété collective et veut que ses disciples qui renoncent à leurs biens les donnent aux pauvres. Et quiconque fait cela dépose son avoir dans les mains de Dieu et amasse un trésor dans le ciel (Mt 6:20).

  1. le respect de la femme: Jésus apporte une transformation radicale de la situation féminine et renouvelle complètement la position de principe à l'égard du statut social de la femme. Pour comprendre la révolution tout à fait uique engagée par Jésus, il est indispensable de se rappeler que les femmes furent toujours et partout considérées à peu près uniquement comme des instruments de production et de reproduction. Même si la tradition ancienne d'Israël faisait de la "Vivante" (Eve) un vis-à-vis de l'homme, on explique très vite qu'elle fut réduite par le péché à la situation d'un être secondaire et subordonné.

Au temps de Jésus, les femmes juives ne participent pas à la vie publique. Elles sortent de chez elles le visage caché. Elles doivent passer inaperçues et n'adresser la parole à personne. Il est interdit de les saluer. "La femme, écrit l'historien Josèphe, est sous tous rapports de moindre valeur que l'homme" (contre Apion). Avant 12 ans 1/2, âge de la majorité, son père la "fiance", mot qui signifie qu'un homme en fait "l'acquisition juridique"moyennant finances. Puis, un an après, il en prend possession et la fait entrer dans son groupe familial patriarcal. Elle passe du pouvoir du père au pouvoir du mari. Elle fait alors partie des biens meubles d'un époux qui a le devoir, par contrat, de l'entretenir. Et la femme mariée est alors tenue de travailler pour son mari qu'elle appelle "maître". Elle accepte également que son maître possède plusieurs femmes. Elle doit lui être entièrement fidèle, sans exigence de réciprocité et seul le mari peut la répudier (en lui donnant un certificat de renvoi). Au point de vue religieux, la femme est comparable à l'esclave: elle n'a pas accès au temple (mais seulement au parvis des femmes), ne récite pas le shema Israël et, vu ses obligations de rentabilité productrice, elle n'est pas tenue aux prières ni à l'étude de la Loi. Elle est uniquement considérée lorsqu'elle devient mère, à condition qu'elle donne naissance à un enfant mâle.

Dans ce contexte, on comprend combien l'attitude de Jésus par rapport aux femmes est révolutionnaire. Non seulement sa liberté par rapport à elles scandalise ses contemporains mais sa pratique littéralement subversive sort les femmes de leur isolement social: il s'entretient avec elles, se lie d'amitié avec les deux sœurs Marthe et Marie, accepte que des femmes le suivent et se dévouent à son service, envoie l'une d'elles en mission, propose des femmes en exemple, etc…Sa manière de faire bouleverse les règles établies.

Luc est sans doute l'évangéliste qui sut le mieux mettre en valeur le rôle de la virginité et la place radicalement nouvelle de la femme. C'est d'une vierge que naît le Messie. Ce sont des femmes (Marie et Elisabeth) qui comprennent le mieux et avant tout autre l'événement qui va bouleverser l'histoire humaine. Ce sont elles qui, lors des dernières semaines de Jésus et à sa mort, seront les plus présentes et actives. Et ce sont encore des femmes qui, les premières, auront la révélation de la Résurrection. Eminente dignité de celles qui surent, plus que quiconque, entrer dans l'intelligence vivante du dessein de Dieu. St Paul dira même: "Il n'y a plus ni homme ni femme".

Concernant le mariage, Jésus alla jusqu'à prendre le contrepied de la loi de Moïse.

Le Deutéronome 24:1 disait en effet: "Lorsqu'un homme prend une femme et l'épouse puis, trouvant en elle quelque chose qui lui fait honte, cesse de la regarder avec faveur, il rédige pour elle un acte de répudiation et le lui remet en la renvoyant de chez lui…".

Jésus, tout en affirmant la priorité de la "sequela christi" sur tous les liens familiaux (Mt 10:37), remet en estime le mariage. Deux textes en parlent: - dans Mt 19:3-9, la question concerne le "motif" de renvoi: "Est-il permis de répudier sa femme pour n'importe quel motif ?"; - dans Mc 10:2-9, la question concerne le "principe": "Est-il permis (à un homme) de répudier sa femme ?"

L'école rabbinique de Shammaï déclarait que la répudiation ne pouvait être motivée que par un motif impudique de la part de la femme. Malgré son rigorisme, elle interprétait largement cette clause: étaient considérés comme inconduite chez la femme de simples manquements aux convenances d'alors: sortir de la maison avec la chevelure dénouée, les bras nus…faire quelque chose de honteux, une faute sexuelle.

L'école rabbinique de Hillel, désirant élargir l'éventail des motifs, interprétait en contresens, séparant les deux mots "arwath" (une chose impudique) et "dabar" (une autre chose comme brûler un potage) et déclarait qu'un motif quelconque était suffisant. L'interprétation de Hillel constituait une pratique courante.

Selon Mt, Jésus devait arbitrer la controverse.

Pour ce faire, Jésus met en contradiction avec Deut 24:1 la citation du récit de la création (Gn 1:27 et 2:24). Le fond du récit est l'opposition entre deux écritures: l'une est condamnée parce qu'elle est mosaïque; l'autre au contraire est absolutisée, parce qu'elle est action et parole de Dieu. C'est le seul cas où l'on touche un peu au fait que la loi est précisée par Jésus, voire critiquée par lui.

Jésus distingue plusieurs niveaux dans la Loi:- le niveau relatif qui est celui du motif - et le niveau absolu, c'est celui de la loi en tant qu'expression de la volonté et de l'action créatrice de Dieu (monogamie); - par là, Jésus défend le divorce, mais il vise surtout la polygamie, car dans la société palestinienne de l'époque, il y avait la pratique de la polygamie simultanée et celle de la polygamie successive (après divorce). Dans les textes juifs et dans les Synoptiques, on trouve le souci de sauver la monogamie. Si Jésus s'est intéressé à la question du mariage, c'est à cause du fléau de la polygamie qui gangrenait la société des riches et des puissants, l'establishment, et contre laquelle il voulait lutter. Ces riches vivaient à la manière grecque en prenant plusieurs épouses simultanément ou successivement. Jésus décide de lui-même, sans se référer à aucune autorité; mieux, il passe par-dessus celle de Moïse, pour dire: ceci est secondaire et cela est absolu. Jésus ose s'opposer à un énoncé de la Torah, de cette Torah divinisée dont on disait que Dieu lui-mêrme ne peut la changer. C'est là "l'immédiateté" de son pouvoir/autorité. Il agit avec la même autorité que Dieu. Il dénie au mari le droit de répudier sa femme et à Moïse de le permettre car le mariage est indissoluble selon la volonté divine exprimée dans le dessein de Dieu au moment de la création. La loi du royaume est donc un retour à la sainteté paradisiaque.

Dans aucun secteur de la vie sociale révolution ne fut plus grande.

  1. le respect de l'enfant: à la position nouvelle vis-à-vis de la femme, Jésus rattache une nouvelle vision de l'enfant.

Dans l'entourage de Jésus, les enfants appartiennent comme les femmes au groupe des êtres humains de moindre importance, et leur situation religieuse légale est déterminée par la triade classique "sourds-muets, faibles d'esprit, mineurs", à quoi on ajouterait les difformes, les esclaves, les malades, les vieillards, les boiteux.

Jésus au contraire promet aux enfants le salut (Mc 10:14): c'est seulement en devenant comme des enfants qu'on s'assure l'entrée dans la basileia (Mt 18:3). Est-ce à dire qu'il faut devenir humbles et candides comme eux ? Non, il faut mettre Mt 18:3 en rapport avec l'apostrophe "notre Père, abba". Redevenir enfant, c'est apprendre à dire de nouveau "Abba". C'est le cœur du message de Jésus. C'est se remettre en question, ne pas vivre d'idées définitives ou tournées vers le passé. C'est faire confiance à l'avenir; c'est vivre dans l'espérance de la venue d'un royaume dont le prince est un enfant. Dieu rêve pour nous des projets qui sont plus grands que les nôtres. Seul celui qui a une âme d'enfant peut comprendre cela.

Avec Jésus, les disciples bâtissent une ville qui rejoint celle placée sur le sommet de la montagne et qui est la cité de Dieu. Sa clarté luit dans les ténèbres. Elle ne peut demeurer cachée. Sa lumière brille d'elle-même. Lux seipsam et tenebras manifestat.


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