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N°11 Février 2000
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Y aura-t-il un JUBILE pour ces braves gens de l’aube ? * camille paul cartucci
Dès l’aube, le quartier de l’île s’anime, silencieusement, pour une nouvelle journée de travail, de détente et de vie. Les commerces sont prêts à recevoir leurs clients fidèles. Des groupes éphémères se forment dans les magasins, prolongent des conversations sans importance, échangent des voeux qui permettent à chacun de dire tout haut des banalités que d’ailleurs personne n’écoute. Mêmes lamentations sur le temps gris, sur la tempête, sur les catastrophes. Sur le boulevard, le bus arrive presque à l’heure indiquée et engouffre sans bousculade sa cargaison hétéroclite de collégiens, de sous-secrétaires de préfecture et de femmes de service se rendant tristement à leur travail.
Ce qui est fascinant dans cette foule agitée, sans visage et sans voix, c’est son incroyable obstination à vouloir survivre, vaille que vaille, au jour le jour, dans la monotonie d’une existence faite de pommes de terre cuites, de fromages non fermentés, de salades de fruits et de limonade au citron. C’est la vie des gens ordinaires, qui ont des rhumes et des indigestions ordinaires, mais qui vivent tout cela avec une sérénité extraordinaire.
Ce sont les gens d’aujourd’hui, la foule des sans-renom et des sans-grade, la foule qui va et vient, clopin-clopant, tête baissée, et qui espère la venue improbable d’un lendemain meilleur. Cette masse d’hommes et de femmes dont personne ne sait rien, complètement absorbée par le présent, comptant et recomptant sans cesse le solde de ses maigres revenus, cette foule admirable qui ne comprend rien au charabia qu’elle entend dans les églises, à la télévision ou dans les journaux, cette foule vit et respire, malgré l’adversité, la tranquillité d’âme. L’homme quelconque est là : son avoir, il l’a déposé à la caisse d’épargne ; son savoir, il l’a reçu de la rumeur des médias ; son pouvoir, il l’a abandonné à ceux qui lui ont promis la lune ; sa religion, elle a subi les ravages de bondieuseries qui l’ont détourné de l’âpreté de la vie quotidienne. Leur programme de vie est simple, monotone, facile, toujours le même.
Et pourtant, ces hommes et ces femmes savent se dire un mot gentil ; ils savent céder leur place dans le bus, échanger un journal, s’offrir un café, se prêter un balai. Durant leur existence, si elle atteint 90 ans, ils auront dormi 30 ans, vaqué aux corvées domestiques durant 30 ans et passé le reste des 30 autres années à pester contre le mauvais temps, contre leurs rhumatismes et contre les jours qui passent si vite.
Dans son coin, bien à l’abri, le moraliste se pose les questions qu’il a entendues au séminaire et qu’il n’a comprises qu’à moitié : ces hommes et ces femmes sont-ils chrétiens ? Vont-ils à la messe ? Sont-ils mariés régulièrement ? Leurs enfants vont-ils au catéchisme ? ? Que font-ils pour la paroisse ? etc. Ces questions, ces bonnes questions, ces fausses questions, forment une sorte de cache qui risque d’occulter derrière leurs visages fatigués, fardés, flétris, les traits inévidents du Visage éclatant du Serviteur qui n’était ni beau ni brillant pour attirer les regards, qui s’était dépouillé de toute apparence séduisante. Cet homme, qui était de condition divine, avait accepté de vivre la vie ordinaire de tout homme. Il était venu parmi les siens, il avait vécu comme les siens, et les siens ne l’avaient pas reconnu. C’est pourtant ce visage-là qui circule dans les banlieues, les cités, les bus, les centres-villes d’aujourd’hui. Il est là, à portée de regard et de souffle et personne ne le dévisage. Mais à tous ceux qui le reconnaissent, il donne le pouvoir de devenir un frère universel, un enfant de Dieu, de ce Dieu aux mille visages qui donne un nom à tous les anonymes de la terre.
C’est d’ailleurs pour ces roturiers et manants d’Israël qu’il fut prescrit, dans la Bible, qu’une année entière serait consacrée à une remise à niveau de toute la société, pour réduire par la racine les inégalités et les fractures sociales, pour casser la spirale impitoyable de la fatalité, du rendement, de l’accaparement de tous les pouvoirs par les classes dominantes, pour donner un temps de répit aux forçats de la productivité, pour donner un espace de liberté au temps rédempteur de Dieu. L’année jubilaire de la Bible avait pour unique objet d’être une année de libération de toutes les aliénations générées par les rapports de forces qui se créent à la longue entre les groupes sociaux. Elle introduisait la notion de recommencement, de remise en question des situations, des droits et des pouvoirs acquis, de nouvelle chance de réussir, d’une ouverture de nouveaux chemins de liberté : aucun ordre social ne pouvait être définitif, aucune aliénation irrémissible, aucun antagonisme irréductible : le travail avait ses limites, l’esclavage ses bornes, les dettes leur annulation, l’autorité sa relativité.
L’année du jubilé devait corriger la trajectoire fatale des aléas de l’existence collective et réinventer une nouvelle vision de l’avenir.
Est-ce vraiment dans cet esprit, après avoir entendu les cris de tous les débiteurs de la terre, qu’on a programmé les farandoles, les fastes et les faux-bourdons du Jubilé en cours ? Est-ce pour eux qu’on enfonce à droite et à gauche des portes ouvertes pour qu’ils puissent, eux aussi, tous ensemble, y participer en égale dignité ; pour que ce soit un jubilé d’espoir, de compassion, d’ovation à la gloire de Dieu ? Ou bien va-t-il se ramener, ce Jubilé, à n’être, malgré lui, qu’un festival de thuriféraires jouant de l’encensoir dans les transepts des basiliques pendant que les laissés-pour-compte, non concernés, jouent à la pétanque sur le bord de la route ?
Cette lettre a été publiée par la Croix du 04 mai 2000.
De nombreuses lettres, des coups de téléphone, me sont parvenus. Tous positifs.
P.F de Lugny: "Bravo et merci, camille-paul, pour ton article. Nous ne sommes pas très nombreux à partager cette opinion sur une certaine dérive dans les programmes jubilaires. G. Guttierez faisait remarquer dans une Conférence à l'Institut catholique de Paris en décembre 1999 qu'ils étaient plus axés sur les pèlerinages et les indulgences que l'option préférentielles pour les pauvres, ce qui est peu dire…!"
C.B. de Lyon: "Merci, cher confrère, pour ton article dans la Croix. On passe de fêtes en fêtes, de pompes en pompes, et on cache ainsi notre absence du combat quotidien".
M.L. d'Epinal: "Je viens de lire (et d'approuver) avec délectation ton article paru ce jour dans la Croix. J'y souscris volontiers.."
JLB de Metz: "Je me suis réjoui à la lecture de ton texte dans la Croix. Amitiés."
M.L Yutz (par téléphone):"Bravo pour ton article, bien écrit, qui exprime bien ce que beaucoup pensent des festivités du jubilé".
Sr Cécile de Francheville: "Merci pour votre témoignage dans la Croix du 4 mai. En vous lisant, je revoyais tous ces visages des malades rencontrés en aumônerie d'hôpital, puis ces familles marocaines du milieu populaire, maintenant nos voisins. Cette humble force, ce courage quotidien de ces gens simples qui m'ont tant apporté. Ces rencontres m'étaient temps d'oraison, de contemplation, qu'ils soient chrétiens, musulmans, bouddhistes, syndicalistes, athées ou non. C'est vrai qu'on est si loin des grands rassemblements du Jubilé, Mais ce n'est plus sur cette montagne qu'il faut adorer le Père. Et ce sont surtout les invitations aux croisières et grands voyages pour le Jubilé qui me hérissent ! C'est une grâce immense de pouvoir cheminer au milieu des gens qui reconnaissent le Visage du Serviteur…Mais notre Eglise a déjà tant changé de visage en devenant le Petit Reste……!"
M.H. de Montigny-lès-Metz: "Félicitations à vous pour avoir osé écrire à la Croix ce que beaucoup de chrétiens de base pensent, et trop souvent n'osent exprimer. Et merci à la Croix de vous avoir ouvert ses colonnes…Une foule de chrétiens engagés dans mille combats, ayant sacrifié leurs intérêts immédiats, leur vitalité, dans les Mouvements et services d'Eglise, sont fatigués de l'épiscopolâtrie et de la papolâtrie et autres faux-bourdons actuels…Merci à vous de nous aider à tenir le cap sur l'essentiel".
A-M L de Berck: "Je vous remercie pour votre article courageux dans la Croix du 4 mai, article qui pose une vraie question…Par ailleurs, m'occupant de liturgie, je suis un peu embarquée dans la préparation des chants des offices. A la lumière de votre article, quand je revois le texte des chants qui sont proposés, je suis de plus en plus perplexe. Je souhaite que votre article réveille d'autres consciences".
(20 mai 2000)
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On a découvert le 3 novembre 1856, dans la pomme d’un clocher de Gotha, en Thuringe, un document posé là en 1784 ; il se terminait ainsi : " Nous voici parvenus aux jours les plus heureux du XVIIIème siècle. Les arts et les sciences fleurissent, et nos regards pénètrent profondément dans les secrets de la nature. Les artisans approchent de la perfection. Dans tous les corps de métier se développent les connaissances utiles. Telle est l’image exacte de notre temps. Ne jetez pas sur nous un regard orgueilleux si vous montez plus haut et allez plus loin que nous. Mais reconnaissez le courage et l’énergie avec laquelle nous avons relevé votre condition. Faites de même pour vos descendants et soyez heureux ! ".
Le monde qui vient, celui de l’an 2000, sera ce que nous le ferons……..
Pourrons-nous en dire autant, en 2001, lorsque commencera le XXIème siècle… ?
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" Quand le chariot est cassé, beaucoup vous diront par où il ne fallait pas passer "
" Le pinacle d’une cathédrale qui s’écroule fait plus de bruit qu’une pinède qui repousse "
" Ce n’est pas au milieu d’un fleuve que l’on doit se demander si on sait nager "
" On ne peut marcher en regardant les étoiles quand on a une pierre dans son soulier "
" Qui a mal semé accuse toujours les mauvaises herbes ".