N°2a  15 Février 1999


 


Qui a la plénitude du sacerdoce ?

Quarante ans après le Concile, malgré la recherche et la réflexion de la théologie, malgré l'expérience spirituelle de nombreux chrétiens, malgré des déclarations de façade, le pouvoir central absolu de l'Eglise a repris peu à peu le pouvoir monarchique d'avant le concile et les évêques, qui s'y étaient pourtant taillé la part du lion, n'exercent pas de fait la collégialité qu'ils ont eux-mêmes réclamée et définie. Pris collectivement, ils sont à court d'imagination, d'audace, d'excellence et, de toute façon, leur marge d'initiative est plombée par le haut comme elle est cadenassée par le bas. Dociles au st Siège, soucieux du déroulement de leur carrière, ils ne tiennent pas à faire de vagues et se contentent, en bons conservateurs du patrimoine, d'assurer avec dévouement la maintenance du système, d'expédier les affaires courantes et de tenir des propos de haute spiritualité. Il y a beaucoup trop d'évêques qui l'ont été par promotion, pour services rendus ou par cooptation. Il y en a trop qui n'ont jamais été curés ou qui n'ont donc aucune expérience de la vie quotidienne des gens de la rue. Il y en a trop, et inutilement, dans les rouages administratifs ou diplomatiques, coupés de la théologie pratique et des réalités pastorales. Mais ce sont ceux-là qui, lors d'un concile, décident des orientations missionnaires de l'Eglise ! Or le concile voulait qu'on fût ordonné évêque pour avoir la charge apostolique d'une église locale et non pour faire carrière dans la bureaucratie. Les nonces et les évêques dits auxiliaires reçoivent le sacrement de l'épiscopat pour faire quoi de plus, au juste, qu'un bon vicaire général paré pour la circonstance du titre désuet mais tellement flatteur de "monseigneur" ? Tout cela est peu créateur et quasiment improductif. Mais où est donc la liberté créatrice que donne l'Esprit quand on l'invoque pour inventer l'Eglise de l'avenir ?

Et que dire des prêtres, ces marginalisés, ces laissés pour compte du concile: 40 ans après, on en voit les conséquences et on en paie le prix. C'est un corps social qui a eu ses génies irremplaçables de spiritualité et de sainteté et qui va disparaître, mort d'oubli, comme les derniers des mohicans...

En outre, on n'a toujours pas renouvelé l'expression ni le contenu des textes liturgiques. On entend à peu près tout le temps les mêmes psaumes et les 4/5 de l'Ancien Testament n'apparaissent jamais dans les lectionnaires. Il y a des préfaces et des oraisons, traduites paresseusement du latin d'avant la réforme, qui sont incompréhensibles. Le langage sacerdotal, sacrificiel, victimal a refait largement surface. On continue à écrire et à parler du Christ-prêtre (ce qui est pour le moins ambigu ; et pourquoi ne serait-il pas évêque ?). On confond indistinctement et en permanence sacerdoce et presbytérat, l'un étant une dimension essentielle de l'être nouveau du baptisé (avec la prophétie et la royauté) et de l'ordonné, l'autre étant un ministère ordonné à la présidence et à la croissance de la communauté. etc. Pointer la spiritualité eucharistique essentiellement sur la dimension sacrificielle de la messe et ne pas mettre en valeur la présence réelle du Christ dans l'Eglise et, par elle, dans le monde, et oublier l'essentiel du mystère de la foi qui est d'attendre la Venue du Seigneur dans la gloire, c'est plutôt voir les choses avec les lunettes un peu courtes de la scolastique et du concile de Trente, il y a plus de quatre siècles. Tradition tridentine, individualiste, expiatoire, piétiste, dans laquelle se sont engouffrés tous les néo-conservateurs et intégristes postconciliaires.

C'est pourtant bien à partir du Concile Vat II, qu'il faut réfléchir, comme le recommande le pape, et ce concile nous a habitués à voir dans le prêtre et l'évêque autre chose que des gardiens sacrés du temple. L'oeuvre maîtresse de Vatican II est en effet délibérément orientée dans le sens de la mission. Le coeur de la réflexion n'est plus d'ordre sacrificiel ou sacerdotal, comme au concile de Trente, mais d'ordre apostolique. Ce concile, qui a adopté avec raison la perspective du Nouveau Testament et de l'Eglise primitive, a choisi le langage "ministériel" et non "sacerdotal/sacrificiel" pour parler du sacrement de l'ordre (épiscopat et presbytérat) comme le sacrement du ministère apostolique.

Il faut affirmer en tout cas, dans la ligne du concile, l'incontournable priorité du peuple de Dieu sur la diversité des vocations, des charismes et des fonctions ecclésiales. C'est tout le peuple de Dieu qui est sacerdotal (1 Pi 2:9), prophétique et royal. C'est le service pastoral de l'Evangile qui donne l'intelligence du ministère dans l'Eglise. C'est le ministère pastoral qui est sacerdotal et non l'inverse. Le ministère sacerdotal n'est qu'une dimension, avec la prophétie et la diaconie, du ministère pastoral.

Plénitude du sacerdoce, qu'est-ce à dire ?

On peut lire dans des revues de pieuse vulgarisation cette affirmation surprenante et qui ne manque pas de candeur ni d'ingénuité: "La concélébration de la messe chrismale doit être tenue pour l'une des principales manifestations de la plénitude du sacerdoce de l'évêque". Affirmer qu'un évêque a la "plénitude du sacerdoce" demande pourtant une relecture sérieuse de l'épître aux Hébreux 4:14 et 8-9.

Comment peut-on en arriver là. Alors voilà.

1. Premièrement, on connaît tous Lumen Gentium et son chapitre 5 qui est un appel à tirer les conséquences spirituelles et parénétiques du mystère de la foi vécue par l'Eglise peuple de Dieu, pour tous et en particulier pour les évêques. Dans ce contexte (hors duquel il n'est pas sérieux de faire des extraits de phrases), le Concile utilise un vocabulaire moralisant qu'on lit dans la vie des saints: miséricorde, humilité, force, empressement, plénitude de vie chrétienne, service obscur et humble, sacrifice, purs de tous vices, etc. Il dit aussi du Christ qu'il est "l'évêque de nos âmes" (n°41), comme ailleurs la mauvaise traduction française parle du Christ-Prêtre (qui traduit le latin "sacerdos", d'où ambiguïté par rapport à "presbuteros"). Mais techniquement, ça ne veut rien dire: le Christ n'était ni évêque ni prêtre. Jésus n'a jamais parlé de cela et ne s'est jamais attribué le titre de "prêtre", pas même de "grand-prêtre", bien qu'il ait défini sa mission en termes sacerdotaux (sacrifice, mort, expiation des péchés, salut du peuple saint). Paul a présenté la mort de Jésus sous les figures du sacrifice de l'agneau pascal et de l'humiliation du Serviteur, mais jamais l'apôtre n'a donné à Jésus le titre de "prêtre". Seul l'auteur de la lettre aux Hébreux qui dit qu'il est "le grand-prêtre éternel de la Nouvelle alliance" (cf Héb 4:14; 7:24-25; 8-9; LG 41), le Temple nouveau, etc. Tout en ne parlant pas de "prêtre", cette lettre explicite à profusion le "sacerdoce" du Christ, "grand prêtre de la nouvelle alliance"(Heb 4:14). "Il n'y a qu'un seul grand prêtre, selon l'ordre de Melkisédeq: puisqu'il demeure pour l'éternité, il possède un sacerdoce exclusif (…), toujours vivant pour intercéder en faveur de ceux qui s'avancent vers Dieu" (Héb 7:24-25). Le Christ est donc le seul auquel le vocabulaire sacerdotal puisse être pleinement appliqué. (la configuration sémantique de l'épître est d'ailleurs significative: grand-prêtre, saint des saints, sanctuaire, sacré, sacerdoce, sacrifice, sang, souillure, victime, autel, culte, expiation, pureté cultuelle, rançon des péchés, etc).

De Lui et de Lui seul on peut et doit donc dire qu'il a la "plénitude du sacerdoce".

En outre, LG 41 emploie la formule "ad plenitudinem sacerdotii electi": cette formule, mise en contexte, exprime la "plénitude du sacrement de l'ordre" (comme d'ailleurs LG au n° 21 qui se donne la peine de l'expliciter: la plénitude du sacrement de l'ordre, que la coutume liturgique désigne sous le nom de "summum sacerdotium").

Mais toujours pas de mise en rapport ici de cette plénitude avec la "concélébration".

Il faut donc lire les textes dans leur contexte et non en sortir une phrase avec laquelle on peut dire tout et son contraire. Ce qui est souvent le cas de certains devoirs de théologie et de bien des sermons.

2. Deuxièmement, tous les autres textes parlent pour les évêques de la "plenitudo sacramenti ordinis": ce qui n'est pas du tout la même chose que "plénitude du sacerdoce": l'évêque a effectivement reçu par la grâce de l'ordination la plénitude du "sacrement de l'ordre" Nuance...(Vatican III, convoqué par Jean-Paul III, nous expliquera un jour comment parler "d'un" sacrement de l'ordre et comment le subdiviser en trois morceaux, voire en quatre puisque de nombreux prêtres ont reçu de leur temps le sous-diaconat comme premier degré du sacrement de l'ordre).

3 Troisièmement, quand le concile parle de concélébration, célébration des prêtres avec l'épiscope "grand prêtre de son troupeau", il dit explicitement que "la principale manifestation de l'Eglise consiste dans la participation plénière de tout le saint peuple de Dieu, dans la même eucharistie, auprès de l'autel unique" (SL n° 41), qu'elle doit manifester l'unité du sacerdoce" (évêque et prêtres) (SL n° 57).

Rien ne dit donc qu'elle manifeste la plénitude du sacerdoce de l'évêque, mais l'unique église que forment l'évêque, le presbyterium et le saint peuple de Dieu (SL 41).

Mieux encore: dans PO 7, il est dit: "Tous les prêtres, en union avec les évêques, participent à l'unique sacerdoce et à l'unique ministère du Christ: c'est donc l'unité même de consécration et de mission (..) qui est manifestée dans le cas de la concélébration eucharistique". Tout est dit et on ne peut pas être plus clair.

Le but de la concélébration n'est pas donc d'exalter la plénitude de quoi que ce soit, mais de signifier l'unité du peuple de Dieu en communion avec les évêques et les prêtres lors de la célébration par excellence du mystère de la foi, à savoir l'eucharistie, et en particulièrement lors de la messe chrismale.

C'est dans la célébration du mystère de la foi que se manifeste en plénitude le ministère "pastoral" (sacerdotal, prophétique et royal) des évêques en communion avec le presbyterium et avec tout le saint peuple de Dieu.

P.S. Quant à la liturgie, patrimoine de toute l'Eglise, elle doit permettre au peuple de célébrer la gloire de Dieu à partir de sa foi, de sa prière, de son expérience et des mots que ce peuple de célébrants comprend et utilise. Et non se distiller en vase clos dans les officines vaticanes entre liturges triés sur le volet, mais coupés des réalités pastorales et enfermés dans leur curie de marbre. La liturgie ferait bien de se renouveler, dans sa forme et dans son contenu, aux sources de la Bible et de la théologie pastorale conciliaire.

Le retour au langage sacerdotal, victimal, sacrificiel, l'insistance sur ce maudit péché présent partout, la fixation obsessionnelle sur un monde mauvais à sauver, ne peuvent étouffer d'enthousiasme les gens qui entendent parler de cela aujourd'hui. Comment peut-on infliger à toute une assemblée de croyants cette vision neurasthénique de la foi et du salut, ce langage proprement incompréhensible de la plupart des textes de la liturgie , des textes bibliques mal choisis et mal répartis, des préfaces sans imagination où l'on entend chanter par exemple que "le Christ qui s'est offert pour notre salut est à lui seul la victime, le prêtre et l'autel". (Préface de Pâques n°5).

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